Laura Carpentier : « Est-ce qu’on peut dire que c’est mieux quand c’est moins pire ? »

Laura Carpentier est co-fondatrice de l’association d’éducation populaire Les Culottées du Bocal, et elle a écrit une thèse sur le travail domestique salarié et gratuit en Bolivie et au Pérou. Elle projette de sortir un livre en 2021 au sujet du travail domestique en regard des violences intrafamiliales en y intégrant une comparaison avec la France. Nous avons eu la chance de la rencontrer :

D’après les chiffres, en 2020 les femmes en font toujours deux fois plus que les hommes à la maison : comment expliquer ce constat malgré une prise de conscience croissante des jeunes générations ?

Le confinement des femmes à la sphère privée n’a rien de contingent. Si on revient à l’étymologie, le mot famille désignait historiquement la propriété du pater familias, ce qui incluait « sa » femme, ses enfants et ses esclaves. Maintenir les femmes au foyer signifiait d’office qu’elles devaient s’occuper des tâches ingrates et être à disposition sexuellement. Cette peur ancestrale est toujours là : aller contrer les stratégies du « pater familias » implique soit la résignation, soit la fuite. Aujourd’hui, les femmes sont souvent dans le compromis et tentent difficilement de mettre en place une répartition égalitaire. Mais les finalités ont très peu évolué car on continue de nous hypersexualiser, nous pornifier, et nous représenter partout comme des consommables et donc des exploitables : si je peux la violer, il n’y a pas de raisons qu’elle ne soit pas là aussi pour récurer les chiottes et ramasser les chaussettes sales. Je me suis beaucoup appuyée sur les travaux de Lundy Bancroft dans ma thèse qui démonte toutes les idées reçues sur les causes des violences masculines. Et cela peut concerner même les « nouveaux pères », pour lesquels il y a certes un partage des tâches ménagères mais qui ne va pas forcément sans violences psychiques, sexuelles, physiques.  

L’injustice ménagère est-elle donc condamnée à perdurer ?

Oui et cela s’explique en partie par le fait qu’on a revendiqué une égalité des femmes vers les hommes. On n’a pas exigé des hommes qu’ils deviennent comme nous. Le modèle de société qu’on a érigé est basé sur la compétition, la performance, la prédation. On demande l’égalité dans le patriarcat, ce qui est un non-sens absolu ! Aussi féministes qu’on soit, il y a une part de nous qui reste convaincue qu’on ne peut rien faire pour changer les hommes et que la seule égalité qu’on puisse avoir c’est de s’adapter. L’arbitrage revient souvent pour les femmes à de la capitulation : « on n’obtiendra pas mieux des hommes donc c’est à nous de nous adapter ». Quand on est avec ceux qui font partie des moins pires, on renonce au bout d’un moment à les challenger car on se sent redevable d’être épargnée. Pour pouvoir dire non, mettre fin à l’exploitation domestique, cela implique que les femmes aient un pouvoir économique et infrastructurel pour pouvoir se barrer. C’est faux de dire que les femmes ont trouvé une sorte de réconfort à la capitulation, elles ont juste peur, même si cette peur a été normalisée.

Aujourd’hui, même si une femme peut davantage déléguer certaines tâches, il est montré qu’elle en conserve pour autant la charge mentale. Quels seraient les meilleurs leviers pour réduire cette injustice ménagère ?

A force de stratégies, stratégie de l’escargot, stratégie d’évitement, stratégie du mauvais élève, stratégie du marchand de sable… les femmes renoncent au final à déléguer car elles se retrouvent souvent à faire du management et personne n’a envie d’être manager dans son couple et dans sa maison. Il faut prendre la question de l’injustice ménagère moins à la légère car elle fait partie du continuum de la domination masculine, et on peut se demander comment l’Etat entretient ces violences. En termes de politiques publiques il y a des choses à inventer : à la place de la journée d’appel de préparation à la défense par exemple, on pourrait former les hommes au travail ménager. Certes, une journée de formation ne suffira pas à déconstruire ce qui repose sur les femmes depuis des siècles, mais ça changerait quelque chose dans la perception du problème. Les hommes n’auront plus cette excuse du « je ne sais pas faire, je n’avais pas compris » sur laquelle ils se reposent.

La génération des quarantenaires, pourtant nourrie de féminisme, avait-elle perdu cette consciente nécessité de lutter contre les inégalités hommes-femmes ?

Christine Delphy, dans « le patriarcat, le féminisme et leurs intellectuelles », montre que c’est très dur de rester en colère tout le temps. En même temps il y a eu de réelles avancées, donc on a baissé la garde en nous disant « ils ne nous ont pas exterminées, donc estimons-nous heureuses, exprimons notre gratitude et n’en demandons pas trop ». Cela s’appuie sur une croyance très forte dans notre culture que l’histoire avance de façon linéaire, que les choses vont en s’améliorant. Or pour combattre cette inertie, il faut que les femmes arrêtent de se comparer systématiquement aux autres femmes et par le bas. Au lieu de se comparer aux femmes d’avant ou aux femmes d’ailleurs, il est plus qu’urgent de se comparer aux hommes et de ne plus avoir peur de trop exiger en termes d’égalité.

Pouvons-nous en savoir plus sur…votre thèse, votre futur livre à venir en 2021 ?

Mon bouquin reprendra les deux chapitres centraux de ma thèse sur le travail domestique et les violences familiales. Je souhaite montrer comment on a beaucoup en commun avec les femmes d’ailleurs. Il faut replacer l’exploitation domestique dans le continuum de la domination et des violences intrafamiliales. J’aspire pouvoir participer à la prise de conscience de la sororité transnationale : on se ressemble et on a des intérêts communs. L’échelle est patriarcale avant d’être nationale. La vraie révolution viendra lorsque sans écrabouiller les autres femmes, les autres cultures, on aura de vrais réseaux transnationaux. Je rêve d’une internationale féministe. Je suis écoféministe : la révolution qui peut sauver la planète c’est une révolution internationale des femmes.

Laura a été interviewée le 20/09/2020 par Anaïs Gal