La correspondance de Freud, quand l’intime éclaire la théorie

Une chercheuse s’est penchée sur la correspondance de Freud. Que nous révèle-t-elle du personnage et de sa vision des femmes ? Comment faut-il comprendre ces lettres dans le contexte social et culturel de l’époque ? Et enfin comment Simone de Beauvoir voyait-elle la psychanalyse et quelles sont les critiques féministes de cette discipline aujourd’hui ?

Lorsqu’on se penche sur la correspondance générale de Freud, qu’il entretenait avec sa famille, ses amis et ses collègues, on ne peut qu’être frappé.e par ses propos sur les femmes. Lui qui fut considéré comme une sommité en matière de thérapie, qui eut de nombreuses femmes pour patientes, dont certains cas célèbres comme celui de Dora (pseudonyme d’Ida Bauer une jeune fille de 18 ans au moment des faits, souffrant d’hystérie, thème majeur de l’oeuvre de Freud) avait en fait une vision très conventionnelle des femmes. (1) C’est à l’époque de Freud qu’émergent les premiers mouvements de femmes, c’est le temps du suffragisme, contemporain de la première vague du féminisme. De plus en plus de femmes revendiquent alors non seulement le suffrage mais aussi le droit à l’éducation et à l’émancipation économique. Freud, lui, est loin de tout cela et semble ignorer ce qui se passe dans la société à ce moment-là. Ce qui ressort de ses lettres est plutôt qu’il refusait de penser l’émancipation féminine, semblait être dans le déni par rapport à ces mouvements sociaux et politiques et avait adopté un point de vue dit naturaliste, s’appuyant sur les sciences naturelles (comme la botanique, la zoologie, la minéralogie ou encore l’astronomie), quant à sa vision des femmes. Selon sa vision traditionnelle des rapports sociaux de sexe, les femmes auraient été dotées par la « nature » de certaines qualités dites féminines (telles que la douceur, la patience, etc…). De sa correspondance ressortent deux stéréotypes majeurs : la « fille légère » et la « mère toute puissante ».

La « fille légère » est celle dont la conduite sexuelle est jugée immorale, elle peut être une femme trop libre pour les critères de l’époque ou une femme prostituée. Freud condamne cette attitude et conçoit l’homme en miroir en tant que « maître » et « éducateur ». Cette posture infantilisante pour la femme fait de l’homme le seul à être en capacité de distinguer une conduite sexuelle morale d’une autre qui ne le serait pas. Il aborde ces problèmes de “morale sexuelle” sans questionner l’usage masculin de la prostitution (le fait que l’immense majorité des clients de la prostitution soient des hommes) et sans non plus situer sa réflexion à un niveau sociétal en tenant compte des rapports sociaux de sexe et de classe. Il se désintéresse du fait que les personnes prostituées soient en grande majorité des femmes, pauvres, issues des couches les plus défavorisées de la société. Il se contente de mépriser ces femmes trop « légères » ou trop « aimantes » comme il le dit. 

Le deuxième stéréotype présent dans la correspondance de Freud est celui de la mère à la fois puissante et menaçante, à laquelle les hommes seraient liés de façon ambivalente par l’amour mais aussi par la mort. Cette « imago maternelle » à l’opposé de celui de la « fille légère » incarne la femme respectable, digne d’affection dont le rôle est de donner une descendance à son mari : c’est la femme que l’on peut épouser. 

Si on compare les représentations des femmes telles que la correspondance de Freud les fait apparaître avec celles en vogue à l’époque dans la bourgeoisie, il est évident que Freud est dans la droite ligne de la pensée dominante de son époque. Freud ne présente aucune originalité par rapport aux autres bourgeois du début du 20ème siècle, il pense exactement comme tout le monde. Il est ainsi très loin du changement de paradigme qui s’amorce avec la première vague du mouvement féministe naissant et la demande d’égalité en droits civiques qui l’accompagne. 

Les lettres de Freud à son entourage laissent entrevoir un homme aux visions très conventionnelles et bourgeoises, Freud n’a rien d’un révolutionnaire en matière de mœurs : pour lui, les femmes ne peuvent qu’être enfermées dans les rôles traditionnels qui leur sont dévolus ou tomber sous le coup de la stigmatisation, comme c’est le cas des femmes prostituées.

Avec la deuxième vague du mouvement féministe, une contestation de la psychanalyse se profile. Simone de Beauvoir, dans son ouvrage majeur Le deuxième sexe, va pointer les erreurs et les limites théoriques psychanalytiques. (2) Elle commence par critiquer le parti pris masculin qui ne voit en la femme que l’envers négatif de l’homme, puis rejette leur  considération de la sexualité comme une donnée absolument irréductible. Avec sa vision existentialiste inspirée de la pensée sartrienne, elle remet en question le cadre de la psychanalyse qu’elle qualifie de déterministe, et en cela incompatible avec la notion de choix existentiel. Beauvoir appelait déjà à son époque à une refonte totale de la psychanalyse d’un point de vue féministe, et défendait l’idée que le psychisme féminin devrait être étudié en tenant compte des oppressions sociales et économiques que les femmes subissent. Beauvoir ne rejette pas la psychanalyse d’un bloc, mais elle émet des critiques de fond sur les concepts, le cadre et les postulats de départ de la psychanalyse.

Récemment, Sophie Robert, réalisatrice du film Le phallus et le néant (3), dont Osez le Féminisme ! a été partenaire lors de nombreux cinés-débats, a qualifié la psychanalyse de « pierre angulaire du patriarcat », et l’a présentée comme une réaction misogyne aux prémices du mouvement d’émancipation des femmes. Elle affirme que l’influence de la psychanalyse sur les sciences humaines empêche la société française de se décoloniser du patriarcat. Toujours d’après Sophie Robert, la psychanalyse diffuse un argumentaire qui considère les femmes comme mineures du point de vue sexuel, ce qui les empêche de s’approprier leur propre sexualité. “L’homosexualité féminine” est parfois condamnée par les psychanalystes, pour qui la sexualité reste une pratique phallocentrée, démontrant la pauvreté de leur vision de la vie sexuelle. Sophie Robert ajoute que la psychanalyse essentialise les femmes, que le désir féminin est nié ou assimilé à l’expression de la « partie masculine » de la femme. Enfin, selon elle, le discours psychanalytique tend à couper les femmes de leur sexualité et à diaboliser le plaisir féminin, il n’entrevoit pas la possibilité d’une sexualité féminine heureuse.  

La psychanalyse reste donc marquée par l’époque de sa création : Freud était un homme de son temps, patriarcal et conservateur. Ce constat, et les critiques qui ont été faites à la psychanalyse par les féministes de la deuxième et de la troisième vague, appellent à une remise en question de la théorie. Peut-on continuer à penser le corps féminin et la sexualité dans des thérapies aussi teintées de misogynie ? Ne faut-il pas envisager comme le suggérait Simone de Beauvoir au moins une refonte de cette discipline, voire  même sa disparition ? Les constats de Sophie Robert et les témoignages alarmants des patientes doivent nous interpeller. La réalisatrice a rouvert le débat sur cette discipline et ses potentiels dangers. À chacune de nous d’y contribuer.

Christine
Références :
  1. « Des représentations de la femme chez Freud. Un regard historique, psychanalytique et féministe contemporain. » de Maryse Barbance, dans « Recherches féministes », volume n°7, n°2,1994.
  2. «  La psychanalyse d’un point de vue féministe matérialiste : l’invite du deuxième sexe. » de Cynthia Kraus dans « Travail, genre et société », 2008, n°20, p158-p165, chez La Découverte.
  3. https://revolutionfeministe.wordpress.com/2019/06/16/misogyniematernophobie-deni-des-victimes-la-psychanalyse-contre-revolution-patriarcale/

3 pensées sur “La correspondance de Freud, quand l’intime éclaire la théorie

  • 20 mai 2020 à 11 h 38 min
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    « Le rôle de la mère, c’est le désir de la mère. C’est capital. Le désir de la mère n’est pas quelque chose qu’on peut supporter comme ça, que cela vous soit indifférent. Ça entraîne toujours des dégâts. Un grand crocodile dans la bouche duquel vous êtes — c’est ça, la mère. On ne sait pas ce qui peut lui prendre tout d’un coup, de refermer son clapet. C’est ça, le désir de la mère.
    Alors, j’ai essayé d’expliquer qu’il y avait quelque chose qui était rassurant. Je vous dis des choses simples, j’improvise, je dois le dire. Il y a un rouleau, en pierre bien sûr, qui est là en puissance au niveau du clapet, et ça retient, ça coince. C’est ce qu’on appelle le phallus. C’est le rouleau qui vous met à l’abri, si, tout d’un coup, ça se referme. » (Le Séminaire. Livre XVII. L’envers de la psychanalyse. Paris : Seuil, p. 129)

    Jacques-Alain Miller résume comme suit la conception lacanienne de la mère : « La mère lacanienne correspond à la formule quaerens quem devoret , elle cherche quelqu’un à dévorer, et Lacan la présente ensuite comme le crocodile, le sujet à la gueule ouverte. De sorte que sous l’ensemble du mécanisme du tableau et de ses permutations, l’élément central est la dévoration, la relation orale à la mère en tant que dévoration, dévorer la mère et être dévoré par elle ». (La logique de la cure du Petit Hans selon Lacan, La Cause freudienne, 2008/2 (N° 69), p. 102)

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  • 12 juin 2020 à 23 h 41 min
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    Freud en donnant la parole aux femmes internées pour cause d’hystérie a participé à leur émancipation. À son époque on ne les écoutait pas et on les traitait comme des folles. Le génie de Freud a été de de libérer ses femmes de leurs maux en les écoutant. C’est étrange que vous militiez autant contre cela…
    De même quand il a posé la théorie de la bisexualité psychique, il a ainsi décomplexée l’homosexualité et les autres sexualités qui étaient jugées déviantes à son époque. Votre propagande est ridicule, mais elle participe au renforcement de la psychanalyse donc bravo.

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