Les muses ne savent pas écrire

A l’occasion de la parution au mois de juin par le journal L’Humanité du hors-série Le feu d’Elsa, voici une évocation de l’œuvre d’Elsa Triolet, autrice trop longtemps cantonnée au rôle de muse, à l’instar de nombreuses épouses ou compagnes de créateurs. 

Quel est le nom de la première femme à recevoir le Prix Goncourt, en 1945 ? 

Beauvoir ? Non, c’était en 1954. Yourcenar ? Non plus, mais elle fût la première reçue à l’Académie française en 1980. Alors ? 

C’est Elsa Triolet, pour le recueil de nouvelles Le premier accroc coûte cent francs (1). 

Impossible ! Elsa Triolet n’a jamais écrit, elle fût seulement, à l’instar de sa sœur Lili, la muse d’un grand poète, Aragon, qui la couvrit de poèmes comme d’autres le sont (parait-il) de fleurs.

Née Ella Iurevna Kagan, Elsa Triolet (1896-1970) a pourtant eu une vie littéraire, politique et personnelle intense. Issue de la bourgeoisie juive moscovite, elle quitte sa Russie natale avec son premier mari français, dont elle gardera le nom de Triolet. Ils s’installent à Tahiti, qui lui inspirera un premier livre. Mais la vie du couple n’est pas heureuse et ils se séparent rapidement. Commence alors une vie vagabonde pour Elsa, qui voyage en Angleterre et en Allemagne avant de s’installer en France. Elle se lie aux écrivains et artistes du Montparnasse des Années Folles, tout en continuant à écrire, d’abord en russe, puis en français à partir de 1938. L’année suivante, elle épouse Aragon, rencontré dix ans plus tôt, et avec qui elle rejoint la Résistance au début des années 40. L’activité littéraire d’Elsa ne faiblit pas pour autant : elle participe à la rédaction et la diffusion de journaux clandestins, publie sous le pseudonyme Laurent Daniel le roman Le Cheval Blanc et rédige les nouvelles de ce qui deviendra Le Premier accroc coûte deux cent francs. Les années d’après-guerre ne seront pas moins fructueuses, avec la rédaction d’articles et reportages dont la couverture des procès de Nuremberg, celle du cycle romanesque L’Âge de Nylon, qui passe au scalpel l’émergence de la société des Trentes Glorieuses et l’action militante : elle apporte notamment son soutien à la Bataille du Livre, vaste mouvement de promotion du livre et de la lecture auprès des ouvrier.ère.s. Elsa Triolet disparaît le 16 juin 1970, laissant derrière elle une oeuvre foisonnante. 

Mais personne n’en sait plus rien. 

Parce que l’Elsa chantée par Aragon dans Les Yeux d’Elsa, Les mains d’Elsa, Le Fou d’Elsa a fini par remplacer l’autrice elle-même.

La légende noire d’une femme est tenace, même (surtout !) lorsqu’elle est erronée. Elsa Triolet n’échappe pas à la règle et devient sous certaines plumes une espionne du KGB (forcément puisque russe), tenant sous sa coupe un Aragon soumis qu’elle aurait fait adhérer au Parti communiste – peu importe qu’il y ait été encarté depuis deux ans à leur rencontre et qu’elle-même n’en fût jamais membre. 

Si la réception de son Prix Goncourt valut d’abord à Elsa Triolet les éloges et félicitations de ses pairs, elle fût très vite la cible de médisances. Les uns l’accusèrent de ne le devoir qu’à son mari, tandis que pour les autres, elle n’était qu’un symbole : ce n’est pas elle que l’Académie, en ce lendemain de guerre, aurait honorée mais la Résistance, dont elle fit partie et qui est le thème du recueil récompensé.

Dans tous les cas, il est évident pour les détracteurs d’Elsa Triolet que la qualité littéraire de l’oeuvre récompensée n’entre pas en ligne de compte. Et la postérité de ne pas s’attarder sur son cas : après tout, l’épouse d’un grand artiste, peut elle être autre chose qu’une muse ? Elsa Triolet sera donc, et sera uniquement, « muse de ». Or, les muses ne créent pas. Donc, Elsa Triolet n’a jamais rien écrit, Jacqueline Lamba n’est que la « scandaleusement belle » épouse du poète André Breton et n’a jamais peint ; Lee Miller n’est qu’une assistante et une maîtresse du photographe Man Ray et n’a jamais pris une seule photographie elle-même. CQFD, et ces exemples sont loin d’être isolés. 

Les lectures féministes de l’histoire de l’art et de la littérature ont toujours dénoncé ces codes de la représentation artistique et la répartition genrée des rôles, avec d’un côté le génie créateur et de l’autre la muse. L’historienne Linda Nochlin écrivait d’ailleurs avec provocation : « Pourquoi n’y a t-il pas eu de grandes femmes artistes ? »… Réduites à leurs corps et aux charmes que les hommes leurs prêtent, les femmes ont été dépossédées de leur(s) talent(s). Objets passifs du regard, du récit, elles ne sauraient être des sujets autonomes et créateurs. Ajoutons à cela les difficultés matérielles liées à l’accès à une formation reconnue (les femmes ne pourront s’inscrire aux Beaux-Arts de Paris qu’en… 1896) au marché de l’art ou de l’édition, à la reconnaissance institutionnelle… et nous en arrivons aujourd’hui à penser que les femmes autrices ou artistes ne sont qu’une poignée, ou que leur oeuvre n’existe que parce qu’elle est accolée à celle d’un homme, époux, amant, ou mentor. 

Depuis plusieurs années cependant, des chercheuses et défenseuses du matrimoine luttent contre cet état de fait qui condamne autrices et femmes artistes au mépris et/ou à l’oubli. Elles s’attachent ainsi à faire découvrir ces femmes qui ont fait l’histoire, tout autant que les hommes, mais que ces derniers ont stratégiquement évincées, silenciées, voire spoliées et utilisées, afin d’être les seuls célébrés, et reconnus comme les seuls pouvant se définir comme artistes, imposant par là-même une définition unique et universelle de l’Artiste. Ainsi omniprésents, seules leurs visions sont alors légitimes et dignes d’être diffusées, permettant au reste des hommes de faire admettre leurs attitudes, ainsi que leurs violences en normalisant une représentation sexiste et simpliste des femmes.

Dans le cas d’Elsa Triolet, une anthologie de ses œuvres parues en 2017 a permis de lui rendre justice et nous offre enfin la possibilité à nous, lecteurs et lectrices contemporaines, de découvrir son oeuvre singulière : visionnaire lorsqu’elle dépeint les ravages du surendettement et de la consommation de masse (Roses à crédit), lucide lorsqu’elle évoque le chaos de l’après-guerre (Les Fantômes armés) ou l’asservissement des artistes par le totalitarisme (Le Monument). Ses mots pour décrire « l’amour malheureux » des immigrés pour leur patrie d’adoption dans Le Rendez-vous des étrangers sont, soixante ans plus tard, d’une troublante actualité. 

Ainsi en ce mois de juin 2020, l’Humanité lui consacre un hors-série qui offre un aperçu des multiples facettes de celle qui écrit dans un discours de 1948 : « Qui sait ce que le génie féminin nous réserve de trésors, et ce que la féminité peut apporter au monde ? » (2). Une question à laquelle les combats féministes contemporains apportent chaque jour une multitude de réponses, en dépit de l’ampleur de la tâche. 

A lire et à relire donc, en attendant que le travail des militantes et chercheuses – qui mériterait par ailleurs d’être bien plus soutenu et valorisé par les pouvoirs publics – mette fin à cette vision misogyne de la culture qui fût trop longtemps la norme, et redonne toute leur place à celles qui, loin d’être des muses passives et silencieuses, furent des artistes à part entière. 

Lise Vigée (texte et illustration)

Pour aller plus loin :

  1. http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio/Le-Premier-accroc-coute-deux-cents-francs 
  1. Hors-série de L’Humanité “Le feu d’Elsa Triolet : à la découverte d’une célèbre inconnue”, juin 2020 : https://www.humanite.fr/hors-serie-le-feu-delsa-triolet-la-decouverte-dune-celebre-inconnue-690223

Lili Marcou, Elsa Triolet, les yeux et la mémoire, Paris, Plon, 1994

Lili Brick et Elsa Triolet, Correspondance : 1921- 1970, Paris, Gallimard, 2000

Maison Elsa Triolet- Aragon : Située à Saint-Arnoult-en-Yvelines, l’ancienne maison du couple a été conservée et est accessible à la visite tout au long de l’année. Elle comprend également un espace dédié à l’art contemporain et un jardin de sculptures. Informations : www.maison-triolet-aragon.com  

Société des Amis de Louis Aragon et d’Elsa Triolet (SALAET) : www.amisaragontriolet.com  

Le Deuxième Texte, plateforme web mettant à disposition des enseignant.es une base de textes écrits par des femmes, afin de visibiliser les autrices : http://george2etexte.free.fr/

Plusieurs associations et collectifs féministes oeuvrent à la valorisation et la diffusion du matrimoine : on peut citer entre autres Nina et Louise, AWARE Women Artists, H/F Ile-de-France et Feminist of Paris. 

https://ninaetlouise.wixsite.com/ninaetlouise

http://hf-idf.org/

https://awarewomenartists.com/

https://www.feministsinthecity.com/

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *