Les femmes : en accès libre sur la voie publique

Le week-end de la Toussaint 2019, un dimanche soir, après une soirée entre amies, en sortant du métro à Ivry-sur-Seine, rue Saint-Just. 

Pour la énième fois, un homme m’a agressée sexuellement.

Enième parce que je ne compte plus le nombre de connards qui, profitant de l’obscurité et de la promiscuité, m’ont touché les fesses dans des bars, dans des boîtes, comme ça, vite fait en passant, ou quand j’étais au comptoir, bloquée par la foule pour réagir. Une fois où j’ai réagi justement, je me suis fait virer du bar parce que j’avais gueulé sur le mec, et que ses potes avaient formé un groupe autour de lui, le protégeant et m’invectivant. Le videur, prenant le parti de l’agresseur, m’avait dit de partir. Une autre fois, dans ce même bar, je lui avais chopé la main, m’étais retournée et avait brandi le poing prête à lui en mettre une. Mais j’avais été incapable d’allonger le bras, ce qui l’avait fait sourire, de ce sourire méprisant de ceux qui savent qu’ils sont tout-puissants. Une autre fois encore, dans la rue Gabriel Péri à Toulouse, en sortie de bars, je m’étais débattue pendant qu’un mec me touchait partout, avec tous ses potes autour, mais ça lui avait pas plu. Il s’était arrêté et m’avait aligné un coup de poing dans le nez, me faisant reculer de deux mètres.

Il n’y a bien sûr pas que dans les bars que les mecs agressent. (1) Un « pote », profitant que je sois trop bourrée pour réagir, s’était lui aussi acharné à mettre ses mains sur mes seins. Un médecin, très malaisant, quand j’étais à peine majeure, m’avait caressé les cuisses, le cou, le visage, approchant le sien à quelques centimètres me disant que j’étais mignonne. Il m’avait pris longuement dans ses bras et m’avait fait une bise appuyée pour me dire au revoir (depuis, et d’autres expériences malaisantes aidant, hors de question que je consulte un médecin homme). 

Remarquez c’est tellement banalisé, que je ne cite même plus le harcèlement sexuel masculin dans l’espace public dont j’ai été victime des centaines de fois dans ma vie. Rien que la semaine dernière, 3 hommes, dont 2 de l’âge de mon père, m’ont pris pour un objet sexuel ambulant. Et ils vivent toujours tranquilles, inquiets de rien, sûrs de leur légitimité à nous regarder de ces regards qu’on déteste, à nous dire ce qu’ils pensent de nous sans que jamais on ne leur demande rien.

Là, j’étais seule dans la rue, je rentrais chez moi, plongée dans mon épisode Netflix, les écouteurs dans les oreilles. Ça arrive toujours quand on baisse la garde de toute façon. Ils nous obligent à être en hyper vigilance permanente, or cet état d’alerte élevé crée un épuisement qui a un coût moral important, qu’on est obligée, pour survivre, de relâcher quelques fois. 

D’un coup je sens une présence tout près de moi. Surprise, je m’écarte. Et là, le mec s’incline dans mon dos, glisse très vite ses doigts, sa main sous mes fesses, touche mon sexe. Ça dure une demi-seconde. Je me retourne choquée et hurle « mais qu’est-ce que tu fous bordel, ça va pas ?! ». Il s’enfuit en courant. Je lui hurle « espèce de connard, t’es qu’un agresseur, un p**** de violeur ! » et il court encore plus vite, et s’enfonce dans l’obscurité de l’immeuble d’à côté.

Je m’arrête, touche mes poches, mon blouson, mon jean. Il a essayé de me piquer un truc, c’est pas possible. Ça peut pas être aussi stupide, aussi trivial que ça, un mec qui touche une femme dans la rue, « juste pour la toucher », puis part en courant. C’est ça qui serait excitant pour eux, toucher pour toucher, n’importe quel corps féminin qui passe ?

Je reprends ma marche, les yeux exorbités de colère. Y a un commissariat pas loin, j’hésite. Mais je le sais bien, que ça sert (quasiment) à rien. Au déni et à l’euphémisation auxquels je vais être confrontée, peuvent s’ajouter le mépris et de nouvelles humiliations, et j’ai pas envie. Bien sûr qu’on n’en a pas envie. Et n’oubliez pas que quand vous exigez d’une femme qu’elle parle, vous la contraignez à revivre à chaque fois le traumatisme de l’agression. Et puis, toujours cette tendance, tenace, à minimiser notre vécu : je me dis que ça aurait pu être pire, comme plus de 250 autres femmes cette même journée (2), j’aurais pu être violée. Donc je n’y suis pas allée, et c’est les dents serrées, la mâchoire contractée, que je ne les retiens plus. Mes yeux dégoulinent de larmes, j’arrive plus à les arrêter. Je rentre chez moi, en me retournant plusieurs fois pour vérifier qu’il n’est pas là, derrière, à côté de moi. Je pleure de désespoir, de lassitude. 

Mais comment se fait-il que personne ne réagisse, comment tout le monde peut supporter ça ? Pourquoi personne ne s’insurge, pourquoi tout le monde trouve ça normal, que les hommes se comportent « mal » avec les femmes ?  J’enrage. Je voudrais les supprimer tous, ceux qui font et ceux qui ne font rien. Ceux qui commettent ces crimes et délits sexuels, qui s’arrogent le droit de nous toucher, de nous violer, de décider de vie et de mort sur nos corps. Ceux qui se croient tout permis et écrasent, détruisent les filles et les femmes pour nous maintenir sous leur domination. Toutes ces infractions physiques et psychiques qu’ils nous font subir. Mais aussi ceux qui savent, et qui ne font rien. Ceux qui font croire qu’ils ne se rendent pas compte, qu’ils ne sont pas conscients, et qui n’agissent pas pour changer ces comportements. Tous autant que vous êtes. Vous êtes les artisans de nos malheurs et de nos peurs.

Vous êtes si méprisables, incapables de vous indigner face au massacre de la moitié de l’humanité, orchestré par vos pairs, quand vous n’en êtes pas directement responsables ou complices. La honte devrait vous submerger, vous ne devriez même pas pouvoir nous regarder dans les yeux, tant vos comportements et ceux de vos frères sont indignes et honteux. Vous laissez une moitié de l’humanité, dont vos mères, vos sœurs, vos compagnes, vos collègues, vos voisines, vos potes font partie, être harcelées, sous-payées, violées, tuées. Vous vous en foutez tellement, de nous et de nos chances de survie. Vous le savez, que, conditionnées comme on l’est, on sera toujours là pour vous et pour vous assister. On vous pardonnera, on sera patientes, empathiques, on vous plaindra même, vous pauvres hommes qui prétendent ne pas savoir que vos frères nous massacrent.

Mais on n’est pas dupes. Nous féministes, on le sait très bien qu’on n’a rien à attendre de vous. Notre survie ne viendra que de nous-mêmes. On le sait depuis les premiers instants où on a été insultée, agressée, violée, frappée, brûlée, excisée, mariée de force, anéantie, par vos pairs et que vous avez laissé faire – vous le savez bien que si d’autres agissent, vous pouvez ainsi vous poser en héros et ne strictement rien changer à vos habitudes et privilèges. Ne rien faire vous sert autant que de faire. On le sait depuis la nuit des temps, depuis que vous avez imposé votre vision du monde et fait du patriarcat la norme, que si vous n’êtes pas nos bourreaux directs, vous n’êtes que décevants, et vous nous abandonnez.

Et puis la colère se mêle évidemment à la sidération. Qu’est-ce que ça dit un agresseur quand il rentre chez lui ? Aux personnes qui vivent avec lui ou qui lui demandent ce qu’il a fait ce soir ? Surtout quand il rentre en courant ?

Pendant des mois ensuite, je ne pourrai plus passer dans cette rue, surtout la nuit. Pendant des mois, je ne pourrai plus faire un seul trajet à pied, surtout de Bibliothèque François Mitterrand à chez moi, sans me retourner des dizaines de fois par-dessus mes épaules, frénétiquement, souvent 5 fois de suite de chaque côté, très vite, pour vérifier. Comme des réflexes dont je ne me rendrais pas toujours compte. Pendant des mois, je changerai de trottoir dès que j’apercevrai un homme (ce que je fais encore souvent, dès que c’est possible). Pendant des mois, je ne porterai plus que mon manteau long, qui couvre mes fesses. Pendant des mois, je mettrai la musique ou le podcast en volume faible, pour être toujours alerte ; ou bien je chanterai fort les paroles (surtout celles de la chanteuse Mathilde (3)) ou ferai mine d’avoir une conversation, parfois sans écouteurs, avec moi-même, pour les tenir éloignés. Je mettrai des mois à réaliser que c’est à cause de cette agression, que c’est à cause de lui, et de tant d’autres.

Et puis petit à petit ma vigilance baissera, je me retournerai moins, je laisserai mes autres pensées prendre le dessus. J’évacuerai le trauma, jamais complètement car il m’a marqué à vie, mais suffisamment pour être un peu plus tranquille.

Jusqu’à la prochaine.

Pauline Spinazze


1. En écrasante majorité, les viols et agressions sexuelles sont commis par un membre de l’entourage (plus de 80% des victimes connaissent leurs agresseurs).
2. 93 000 femmes sont victimes de viols ou de tentatives de viols chaque année, cela fait plus de 250 par jour, 1 homme qui viole une femme toutes les 5 minutes (Observatoire national des violences faites aux femmes – 2017)
3. Exemple de titres de Mathilde : Libre – https://www.youtube.com/watch?v=XX6OeRxSQzE