J’ai accouché sous le Coronavirus

Ma Lili, ma toute petite Lili,

Je t’écris car tu as le droit de connaître les conditions dans lesquelles tu es née et parce que de nombreuses femmes se reconnaîtront peut-être dans mon récit – celui qu’il est plus facile de taire dans cette époque toujours aussi difficile pour les femmes, dans le monde dans lequel tu es née.

Avec ton papa, nous t’avons désirée et tu es arrivée très vite. L’été dernier, ton père m’a dit un midi au soleil, « je suis prêt » et on s’y est mis tout de suite ! Moi, je te désirais depuis longtemps et il faut dire que tu as été rapide ! Deux semaines après, j’étais enceinte de toi ma Lili. Je dois te dire que la grossesse (celle qu’on nous vend dans les magazines) n’a pas été tout à fait comme je l’avais imaginée. Pour tout te dire, je n’ai pas du tout aimé cet état. Entre vomissements des trois premiers mois, remontées acides, seins durs et douloureux, sciatique, maux de dos à ne plus pouvoir se tourner dans le lit et je te passe diverses joies liées aux changements hormonaux. Non, il faut être honnête, la grossesse ne m’a pas fait rêver. J’avais espoir d’aimer te sentir bouger dans mon ventre ; mais tu bougeais tellement ma Lili, que j’avais l’impression d’être dépossédée de mon propre corps et que je ne pouvais plus rien faire sans que tu prennes toute la place. A vrai dire, j’avais envie que tu arrives vite pour retrouver mon corps.

Et puis il y a eu les difficultés que nous avons traversées avec ton papa. Parce que oui, avec ce corps qui change, qui s’arrondit, qui devient un peu difforme, c’est compliqué de se sentir femme et séduisante. Le nouveau statut de « maman » devient réel lorsque le corps se métamorphose – et même si l’on sait que le changement physique est temporaire ; le changement de statut, lui, est définitif.

Je n’évoquerai pas la vie sexuelle de tes futurs parents, qui, à ce stade, était plutôt réduite à néant. Il a fallu trouver des moments de paix, de calme et de tendresse. Faire autrement. Pour créer à nouveau une complicité qui n’existait plus.

Ça a été difficile pour ton papa de se projeter vraiment. Je ne sais pas s’il a vraiment réussi avant que tu naisses… ? Il faudrait lui demander. Nous avons pratiqué l’haptonomie(1) pour qu’il puisse te sentir dans mon ventre alors que tu n’étais pas encore là. J’avais très envie de lui faire partager le plus de sensations possibles. Je voulais qu’il soit investi au maximum. Ça fait partie de mon combat de femme de faire en sorte que les papas soient le plus investis possible dans la grossesse s’ils le désirent. Mais lui, il ne l’a pas vécu comme moi. C’était une remise en question permanente sur nos principes de vie, nos engagements personnels, nos croyances et nos cultures. Au travers de nos disputes quotidiennes, nous avons évoqué tant de questionnements, que nous avons ensemble et sans s’en rendre compte, construit notre avenir à trois.

Le 16 mars dernier, notre président a annoncé le début d’un long confinement pour prévenir l’état d’urgence sanitaire en lien avec un nouveau virus international qui se propage à toute vitesse : le corona virus ou Covid19.

Pour tout te dire ma Lisa, ton papa et moi, on n’y croyait pas vraiment et on ne pensait pas à ce qui allait arriver ensuite…

Effectivement, ta venue prévue en avril qui devait être une fête s’est transformée en chagrin. Tout d’abord les maternités se sont mises à interdire les papas avant, pendant et après l’accouchement. Dans Paris, les femmes ont toutes été prises de court et se sont vues refuser leurs maris aux portes de l’hôpital (en dépit même des recommandations de l’Organisation Mondiale de la Santé). Quel choc. Je crois qu’il m’aura fallu deux journées entières à pleurer et à envisager que j’allais peut-être accoucher de toi sans ton papa à mes côtés. Tout ce que nous avions fait auparavant : haptonomie, plan de naissance, plus rien ne comptait… Il allait falloir composer autrement.

Jour 1

J’ai accouché de toi le 25 avril (j’ai perdu les eaux le 24) dans ce contexte si étrange. Aujourd’hui, à l’heure où j’écris, tu as une semaine et deux jours. Tu es si petite. Ton papa, ma Lili, a dû me laisser en bas de l’ascenseur, à l’entrée de l’hôpital, seule avec mes peurs et mes douleurs naissantes. C’était déchirant.

Il a attendu à l’accueil que la sage-femme puisse estimer une naissance proche. Et le verdict est tombé : ce ne sera pas pour cette nuit. Les contractions n’étaient pas au rendez-vous ce soir-là. Faute de quoi, ton papa ne pouvait nous rejoindre qu’au moment critique « du travail et de l’expulsion du bébé ». Quels mots horribles pour parler de ta venue au monde ! Nous devions nous estimer heureux tous les deux, car toutes les maternités n’acceptaient pas forcément les papas en salle de travail. Et heureusement qu’il a pu venir sur ces quelques heures si importantes dans la vie d’une femme, d’un homme et d’une future famille… Sans lui, je ne sais pas si j’y serais arrivé.

Quand le soir du jour 1 les contractions ont commencées, j’étais toute seule dans une chambre vide et triste, toute seule avec ma douleur. J’avais amené une petite veilleuse que j’ai achetée pour toi – une chouette qui change de couleur – elle a permis de mettre un peu de douceur dans ce souvenir. Les contractions Lili, ça fait mal. C’est un mal que je ne connaissais pas auparavant. Je pensais que j’allais gérer comme une cheffe (après les opérations que j’avais déjà vécues dans ma vie) mais en fait non. Quand mon col s’est ouvert à 2,5, j’ai tourné de l’œil et j’ai vomi. Ce sont les infirmières qui sont venues me chercher en fauteuil roulant car je n’arrivais même pas à tenir debout. On m’a dit par la suite, que lorsqu’on perd la poche des eaux en premier, les contractions sont encore plus douloureuses…

Quand je suis arrivée en salle de travail, une équipe de sages-femmes est venue se présenter puis l’anesthésiste m’a posé la tant attendue péridurale. À la pose, ça fait un peu mal – une petite décharge électrique dans le dos. Mais il est vrai que 20 minutes plus tard, les contractions ne sont plus douloureuses. Elles sont comme estompées. Pas de chance pour moi, j’ai fait une réaction violente à la charge de morphine. Ma tension a chuté d’un coup et j’ai oscillé entre tremblements et vomissements pendant une bonne heure. Il paraît que c’est fréquent mais on n’en parle pas – encore l’un des nombreux tabous dont on fait abstraction. Je ne maîtrisais plus vraiment mon corps.

C’est à ce moment-là que ton papa est arrivé. Voir son visage, c’était comme une bouffée d’oxygène, une bouffée d’amour. Ça faisait tellement de bien qu’il soit là. Je me sentais plus forte et j’ai pensé bêtement que s’il arrivait quelque chose, il serait là.

Il a été d’une force incroyable quand il m’a vue souffrir : quand mon col s’est ouvert à 9, le cathéter de la péridurale s’est détaché et personne ne s’en est rendu compte. Au moment où j’ai voulu changer de position, j’ai senti une décharge dans le dos comme jamais je n’avais ressenti cela. En même temps, j’avais l’impression qu’on me broyait le ventre et que tout l’intérieur de mon corps me brûlait. La péridurale ne faisait plus d’effet et j’étais repartie pour un nombre incalculable de chutes de tension et vomissements de douleur. Il aura fallu attendre à nouveau l’effet de la morphine et des joies qui vont avec, dans les quarante minutes qui auront suivies.

Ton papa ma Lili, c’est l’homme de ma vie. C’est un homme avec beaucoup de caractère, et à la maison, c’est animé souvent. Mais c’est une personne tendre et douce qui m’apaise. On avait très à cœur qu’il puisse faire du « peau à peau » avec toi dès tes premiers instants de vie. On voulait aussi qu’il coupe le cordon et qu’il aide à prendre ta tête à la sortie. Tout a été possible et j’en suis si heureuse. En revanche, il était impossible qu’il reste ensuite. En fait, il ne pouvait rester que les quelques heures dans la salle de travail, le temps de l’accouchement. Il ne pouvait pas me suivre dans ma chambre, ni te voir les jours suivant. Il a dû te dire « au revoir » à la fin des deux heures d’observation, après un long moment partagé avec toi. C’était si dur…

J’aime à me souvenir du meilleur moment – celui que je n’oublierai jamais : ton père juste après ta naissance, au-dessus de la petite couveuse dans laquelle on te prodiguait les premiers soins, des larmes plein les yeux. Il me regardait, puis te regardait, il te regardait à nouveau puis me regardait. J’aurai dit qu’il était perdu dans cette grande salle de travail. Il était si ému, je ne l’avais jamais vu dans cet état. J’ai pleuré moi aussi. De délivrance, d’émotions et aussi d’un sentiment nouveau que je ne connaissais pas quand je t’ai vue.

Je dois te dire ma Lili, que je rêvais d’un accouchement physiologique, dans une position naturelle à quatre pattes ou sur le côté. Un accouchement doux qui ne te mettrait pas en difficulté et où la femme et son corps dans son entièreté est préservé. Malheureusement, mon engagement féministe, et mon tempérament battant en a pris un coup ! Mon accouchement a été tout autre.

Tu n’étais pas tout à fait descendue dans mon bassin quand les sages-femmes ont décidées de démarrer la poussée. Et pour descendre il fallait pousser beaucoup plus fort que la normale. C’est ce qu’on appelle la « poussée bloquée ». C’est aussi ce qu’on inflige aux femmes depuis l’invention de l’obstétrique et qui est loin d’être une poussée naturelle puisqu’elle passe en force et elle n’accompagne pas toujours les contractions utérines. J’ai poussé 55 minutes mon amour. Et c’était si long que j’ai cru ne jamais en voir le bout. Ton papa était tout près de moi et il m’a beaucoup encouragée – comme il a pu. Il a été curieux aussi : il voulait tout voir. Il t’a vu sortir. Il a vu ta tête si proche qui ne voulait pas sortir – on pouvait toucher tes cheveux. J’ai exigé ne pas vouloir d’épisiotomie et j’ai bien fait (ça aussi, si tu savais le nombre de femmes “découpées”, parfois à leur insu, qui doivent vivre ensuite dans la douleur…). Je n’ai eu qu’une déchirure qu’il a fallu recoudre mais relativement superficielle.

Quand tu as passé ta tête, c’était là le plus dur. Franchement, même avec la péridurale, c’est douloureux. J’ai senti mon corps se déformer pour te laisser passer, ton visage râper mon sexe et l’égratigner. Les sages-femmes n’étaient pas douces, elles étaient dans l’urgence. Par manque de temps, elles ont « aidé » en massant mon périnée très fort avec leurs mains. Je voulais leur dire d’arrêter, qu’elles me faisaient mal, mais dans ces moments là, ton corps appartient finalement au domaine du corps médical et tu as beau hurler et dire ce que tu veux, rien n’y fait.

J’ai comme l’affreux sentiment que mon accouchement n’était pour elles qu’un accouchement de plus parmi tant d’autres, qu’il fallait aller vite car d’autres suivaient derrière moi et que finalement, le mien était assez simple et se présentait bien – je pouvais forcer quitte à me faire un peu mal.

J’ai souvenir aussi d’une assistante (je ne sais plus ce qu’elle était vraiment) qui s’était mis un peu en hauteur au-dessus de moi et qui tapait sur un des côtés de mon ventre pour sentir monter les contractions. Elle était censée me guider et me dire quand pousser. Mais qu’est-ce que c’était désagréable… ! J’ai fini par demander qu’elle arrête – trop intrusif pour moi – et je me suis concentrée encore plus pour sentir les contractions seule et pousser de toutes mes forces pour que tu arrives plus vite.

Ton petit cordon s’était enroulé autour de ton cou et nous avons tous eu très peur. Voilà pourquoi tu remontais sans cesse et que j’ai eu un mal fou à te pousser dehors. Heureusement, tu allais bien et tu as vu le jour à 15h10 exactement. Papa t’a posée sur mon ventre quelques minutes avant de te suivre dans la couveuse.

Nous n’avons pas pu rester toutes les deux serrées. La sage-femme suspectait une mauvaise délivrance du placenta – il a donc fallu qu’elle aille vérifier d’elle-même. Je n’ai pas vraiment envie de te raconter ces détails-là ma Lili. Ici encore, je les ai vécus comme une violence et j’étais forcée d’être séparée de toi pendant ces « soins ».

Heureusement ton papa était là. C’est sur son torse à lui que tu as fait ton premier « peau à peau ». Tu semblais bien, tu avais chaud et tu ne pleurais pas. Vous étiez si beaux tous les deux. J’ai pleuré de vous voir.

Après, quand tous les « soins » ont été faits, on t’a mise sur ma poitrine pour que tu têtes et tu as fait ça comme une cheffe ! En revanche, j’ai trouvé ça très douloureux. J’avais gardé une info dans un coin de ma tête donnée précieusement par Dominique (une des deux sages-femmes qui m’avaient suivie à l’extérieur pendant toute ma grossesse et pendant la préparation à la naissance) : « la tétée ne doit jamais être douloureuse – si elle l’est, consultez vite, il peut s’agir d’un frein de langue non diagnostiqué qui gêne l’enfant pour prendre le sein dans la bouche ». Quand j’ai exprimé la douleur auprès de l’auxiliaire, elle m’a dit que c’était normal « j’avais les seins très sensibles ».

Tu dois savoir ma Lili, que tu as vu deux pédiatres différents et une sage-femme ; aucun n’a été en mesure de diagnostiquer ce frein de langue. On m’a assuré que mes mamelons étaient fragiles et que toi tu n’avais rien. Quand je t’ai amené voir Dominique, elle a su diagnostiquer en 2 minutes à peine un frein de langue postérieur type 3, que nous allions te faire enlever dans les jours qui ont suivi ta naissance.

Dans la salle de travail, nous sommes restés tous les trois, très émus, à te regarder durant deux heures. J’appréhendais le moment où ton papa allait devoir partir – je ne voulais pas qu’il parte – je ne lui ai pas dit de vive voix mais je suis sûre qu’il l’a lu dans mes yeux.

Ton papa a dû à nouveau nous embrasser devant l’ascenseur avant de se séparer de nous. Je crois qu’il était 19h. Des infirmiers nous ont portées toi et moi dans la chambre – toi dans un petit berceau transparent sur roulettes qui filait devant moi et moi en fauteuil roulant. 

Nuit 1 – j’ai fait connaissance avec Christelle 

Quand je suis arrivée dans la chambre que nous n’allions plus quitter pendant 3 jours de suite, un plateau repas m’attendait. Seulement voilà : au menu poisson, riz et kiwi. Même avec la plus grande faim du monde, j’avais envie de vomir à la vue de tous ces aliments que je déteste. J’ai sonné et demandé le plus poliment possible s’il était possible de me trouver autre chose – en vérité je mourrais de faim, je venais de passer plus de 24h sans manger et j’avais accouché de toi quelques heures plus tôt.

C’est là que j’ai fait la connaissance de Christelle, auxiliaire puéricultrice, service de nuit, qui m’a d’abord dit que ce n’était pas possible de changer le plateau et que j’allais devoir attendre demain avant de manger. J’ai eu une larme et finalement, de pitié j’imagine, elle a réussi à me trouver de quoi me rassasier pour la nuit. Elle n’était pas du tout aimable, très dure, très ferme, et aucun mot gentil.

Notre chambre ma Lili, c’était « son secteur ». Elle disait ça.

Cette femme tout à fait détestable a fait de notre nuit 1 – celle qui aurait dû être remplie de tendresse et de câlins – un cauchemar dont j’ai du mal à déterminer tout ce qui était réel.

Elle a commencé par rentrer nous réveiller toutes les deux heures dans la chambre sans prévenir. Il fallait te changer la couche : elle m’a « appris ». Ensuite, il fallait te réveiller toutes les deux heures/trois heures maximum pour te mettre au sein. Il fallait à tout prix que tu têtes, c’était l’urgence.

J’ai choisi pour toi ma fille, l’allaitement maternel. On nous prépare avant d’accoucher à cette épreuve qui peut vite capoter si nous n’avons pas les bonnes infos. Je crois que la société dans laquelle nous vivons, la femme moderne n’allaite pas. D’abord parce qu’elle n’a pas le temps, mais aussi parce que l’image de la femme allaitante jure avec le stéréotype féminin actuel. Ce choix est donc difficile, et il aura fallu le vivre pour le croire, mais dans les maternités, personne n’y connaît rien en allaitement !

Ta mère est têtue et obstinée et j’avais en tête de te donner MON lait et aucun autre – je le juge meilleur que tout autre lait du commerce. Mais cette nuit là Lili, j’ai perdu mes moyens… C’était si dur. J’étais seule, loin de ton papa. J’étais épuisée et un peu perdue. Alors j’ai cru que les personnes présentes à la maternité seraient là pour m’aider et non pour nous juger ou pire… nous maltraiter.

C’est pourtant ce qu’il s’est passé. Avec le recul, je m’en rends compte. Quel drame en 2020, dans un service soi-disant dédié aux femmes et tenu majoritairement par des femmes. On en est malheureusement encore loin de veiller toutes les unes sur les autres et de se protéger ! Mon engagement et mes pensées féministes en ont pris un sacré coup !

Alors Christelle nous a réveillées toutes les heures. Et toi ma Lili, tu pleurais de fatigue. Il fallait que tu prennes mon sein et elle surveillait. Toi, tu n’étais pas prête. Elle nous a indiqué une position d’allaitement tout sauf naturel – assise inconfortablement en Madone – comme dans les magazines où les mères trônent fièrement avec leurs enfants au bout du sein. Et puis elle a eu des gestes violents. Elle a pris mon bout de sein et l’a enfoncé dans ta bouche. J’ai eu si mal que tu as dû le sentir et tu as rejeté le sein.

Ensuite, elle a voulu savoir si j’avais du lait – évidemment que non puisque je venais juste d’accoucher. Elle a pressé mon mamelon jusqu’à me faire pleurer de douleur. Rien n’est sorti sauf quelques gouttes de colostrum. Et toi ma Lili, tu continuais de pleurer ; tu ne comprenais pas ce qu’il se passait et le réveil toutes les deux heures a créé un climat anxiogène jusqu’au petit jour. Le peu de fois où tu as têté, tu m’as fait terriblement mal car tu ne prenais que le bout de sein et tu le pinçais. J’ai tout de même laissé faire car je voulais que tu têtes.

Christelle a dit vers 4h du matin que tu pleurais trop. Que si j’avais mal c’est que j’avais les mamelons fragiles et trop sensibles. Elle a dit aussi que je n’avais pas assez de colostrum et que c’était mal parti pour l’allaitement maternel.

Elle a voulu te complémenter avec un biberon de lait pour que tu arrêtes de pleurer. Je n’ai pas su dire non. J’ai tout de même exigé qu’on te complémente à la seringue et non au biberon car je savais que si tu goûtais au biberon il serait très compliqué de te remettre au sein ensuite.

Là, vers 4h30, elle t’a arraché de mes bras « pour me montrer ». Pour me montrer ce que je ne savais pas faire. Elle te voulait dans ses bras à elle.

Là encore, je n’ai pas su dire non alors que j’avais envie de pleurer. Elle t’a pris dans ses bras et t’a faire boire 50 mL de lait maternisé. En souriant elle dit « elle a faim votre petite ». C’était le sourire qui te fait culpabiliser.

Je me demande encore ce que tu as compris cette nuit-là. Car en voulant te remettre au sein, forcément, les 50 mL de lait n’étaient pas au rendez-vous et l’effort supplémentaire à te demander était si grand pour ta fatigue.

Dès le lendemain, tu as rejeté le sein. Tu as hurlé. Tu n’as pas dormi et moi non plus. C’était parti pour 48h de cauchemar. C’était aussi parti pour un balai incessant de sages-femmes, d’infirmières, d’auxiliaires et de puéricultrices, qui rentraient dans la chambre à longueur de temps ; pour une prise de sang, pour prendre la tension, pour amener des médicaments, pour vérifier si tu têtais au sein… Pas une n’a tenu le même discours et je n’ai jamais trouvé parole rassurante. J’ai compris mais trop tard, qu’il ne fallait compter que sur moi.

Nuit 2 – De pire en pire

J’appréhendais cette nouvelle nuit mais je m’accrochais au fait que nous devions sortir dès le lendemain matin. Si tout se passait bien, nous allions vite rejoindre ton papa qui me manquait terriblement.

Christelle est revenue. Elle a dit « elle est pas calmée votre petite, va falloir qu’on cause ». A ces paroles je n’ai pas tenu, j’ai répondu sèchement que tu ne serais pas complémentée cette nuit. Je t’ai laissé à la nurserie un quart d’heure pour descendre voir ton père à l’accueil et elle t’a prise aussitôt dans ses bras pour « te calmer ». J’avais envie de vomir mais j’ai fait vite.

Quand je suis remontée elle s’était mise en tête de vouloir m’aider pour l’allaitement. La nuit 2 fut donc pire que la première. Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi je n’ai pas réussi à dire non, à dire stop. J’étais désemparée, comme dans une sorte de monde parallèle et dans un état de fatigue immense. On avait dû dormir 2h maximum toutes les deux. Je pouvais sentir le stress et la nervosité en toi. J’étais dans le même état.

Cette nuit-là il aura fallu tout essayer pour te donner le précieux « lait » qui n’était pas encore monté dans mes seins : les bouts de sein en silicone, le tire-lait qui m’a fait tellement mal que les larmes me montaient, une petite seringue de lait pour t’appâter au sein mais il n’y avait rien à faire. Toi, tu pleurais, tu pleurais et tu rejetais le sein. Et plus j’essayais de te proposer le sein plus tu pleurais. Ma poitrine était devenue source d’anxiété.

Vers 3h du matin, Christelle a voulu te donner un bain pour « t’apaiser ». Sur le principe, j’ai pensé que c’était une bonne idée sans même me rendre compte de l’heure ou de ton rythme de bébé, sans même avoir pensé qu’un bain au jour 2 de ta vie serait précoce et inutile – tu n’étais même pas sale.

J’ai insisté lourdement pour faire « moi-même » le bain et qu’elle me guide. Ce qui n’a pas été vraiment le cas jusqu’au bout. Elle m’a ordonné de te déshabiller entièrement sur la table à langer froide, puis de mouiller mes mains et de te savonner à sec. J’étais très interloquée mais je me suis exécutée pensant ne pas savoir ce qui était bon pour toi. Tu avais froid. Tu pleurais. C’était horrible. Elle a dit « Allez, il faut faire vite ! » sur un ton glaçant. Ensuite on t’a déposée dans l’évier baignoire de la maternité où l’eau ne te recouvrait pas totalement. Elle te tenait la tête d’une main et de l’autre, elle t’aspergeait d’eau – en éclaboussures. J’ai trouvé ça violent. Tu avais toujours froid et tu hurlais maintenant. Je ne trouvais ça ni agréable, ni apaisant mais je n’ai rien dit. J’ai demandé s’il ne fallait pas te plonger dans l’eau entièrement et elle m’a répondu que « non, bien sûr que non, jamais, ou tu risquerais de te noyer ! ». Quand elle t’a mise dans la petite serviette sur la table à langer, elle t’a frictionnée un peu et tu hurlais de plus belle. Te mettre la couche et le body était une épreuve. J’avais mal au cœur. Je voulais te câliner et te réconforter. Je la détestais.

J’ai su plus tard, en rentrant à la maison, que ce type de bain existait bel et bien (savonnage à froid selon les anciennes méthodes) et qu’il était plus confortable pour les mamans que pour les bébés – que le bien-être du nouveau-né n’était pas préservé. J’ai pleuré de tristesse quand j’ai su ce qu’on t’avait infligé. Aujourd’hui, le bain est encore un traumatisme. Avec ton papa, on essaye de réparer, de faire tout doucement, à ton rythme. On essaye que tu y prennes du plaisir et que tu y trouves de la douceur. C’est tellement dur.

La suite de la nuit fut identique à la nuit 1 et tu pleurais tellement qu’elle revenait chaque fois « vérifier comment tu allais et si tu avais tété ». Vers 5h du matin, elle t’a arrachée de moi. Elle m’a dit « Je prends votre fille, ne vous inquiétez pas je ne la nourrirai pas. Je la calme comme ça vous pouvez dormir. Sinon, vous n’allez jamais tenir et vous n’arriverez pas à votre allaitement. Je vous la ramène si elle pleure. » C’est là que j’ai vu le petit berceau transparent sur roulette quitter la chambre dans les bras de Christelle. De fatigue, j’ai sombré. Pardonne-moi ma Lili, ma fille, je ne voulais pas tout ça.

Quand elle t’a ramenée, tu hurlais. J’ai compris qu’elle ne t’avait jamais calmée. Seuls les bras de ta maman pouvaient y faire quelque chose. Je t’ai pris dans le lit et je t’ai posée sur mon ventre. Là, on a dormi toutes les deux.

Jour 3

Le lendemain matin, tu devais voir le pédiatre. Tous les voyants étaient au vert pour que nous puissions sortir de la maternité et retrouver enfin ton papa qui me manquait tant. Sauf qu’il n’en a pas été ainsi. En fin d’après-midi, une infirmière (encore différente) passe et m’explique que tu es tout juste limite sur l’échelle des tests pour la jaunisse. Par sécurité, on préfère nous garder une nuit de plus.

Dans ma tête, tout se bouscule. Notre sac était prêt, j’avais vidé la chambre et je t’avais habillée pour la sortie. Ton papa se tenait prêt lui aussi à venir nous chercher. Là, je panique. Je revois Christelle nous harceler toute la nuit, la fatigue me rattrape et le stress. C’est trop difficile, une nuit de plus dans cet enfer qui ne laisse aucune place à la tendresse et l’amour. J’appelle ton papa en larmes, je n’arrive pas à m’arrêter de pleurer. Il ne t’a pas revue depuis ta naissance, je suis si triste.

Ton papa, à ce moment-là ma Lili, il a été super. Il a appelé Nathalie (une des deux sages-femmes qui m’a suivie tout le temps de la grossesse, quand tu étais encore dans mon ventre). Nathalie m’a appelée ensuite. Elle m’a beaucoup aidée. Elle m’a donné mille conseils pour déterminer comment passer la prochaine nuit. Elle m’a guidée.

Et puis ton papa est venu en trombe à l’accueil de l’hôpital. Il a amené du gâteau au chocolat et il a amené Ganache (ton chihuahua qui est déjà ton pote aujourd’hui). J’ai fondu en larmes en descendant le voir. Nous avons passé une demi-heure ensemble, la demi-heure la plus apaisante pour me donner la force d’affronter la nuit 3 qui sera la dernière – mais je ne le savais pas encore.

Nuit 3

Aussitôt remontée, j’ai séché mes larmes et j’ai exigé pour cette nouvelle nuit, de ne voir personne dans ma chambre. Ni sage-femme, ni auxiliaire, ni infirmières. Personne. Je voulais la paix. La paix avec toi. Et je ne voulais plus de Christelle. Terminé ! Personne mieux que moi-même pour m’aider à te comprendre, te consoler, te cajoler.

Le dragon, blessée lorsqu’elle a appris la nouvelle, n’a pas pu s’empêcher de venir me voir pour me demander « ce qu’elle avait fait de mal ». La fatigue encore une fois aura eu raison de moi. Je n’ai pas eu envie de rentrer dans le conflit, j’ai fait semblant. Je voulais seulement qu’elle nous lâche. Elle l’a fait, elle a respecté mon souhait et n’est pas rentrée dans la chambre de la nuit.

En revanche, une infirmière, elle, n’a pas pu s’empêcher de rentrer voir si tout se passait bien car elle trouvait que tu pleurais encore beaucoup. C’était surprenant car cette nuit-là ma Lili, tu ne pleurais presque plus. La tranquillité nous allait bien. Mais elle avait envie de papoter – sûrement sur les coups de 4 ou 5h du matin. Elle a réussi à m’expliquer que le Covid19, pour eux, en maternité, c’était super car le service était calme. « Finalement, les mamans ne vivent pas si mal cette situation car elles peuvent bien se reposer en suite de couche. Vous êtes une des premières patientes à réclamer autant votre mari et à souffrir de son absence. » Il va falloir que l’on m’explique quelle femme, qui accouche de son premier bébé en France, ne souffre pas du manque de son mari, ne souffre pas de la grande solitude qui remplit la chambre de la maternité après l’accouchement, mais aussi quel papa ne souffre pas du manque de voir son tout petit lors de ses premières heures, ses premiers jours de vie.

Jour 4

Le lendemain matin, on m’a envoyé les équipes psy car on m’a expliqué que j’étais fragile, qu’il ne s’était finalement rien passé de dramatique et que c’était un débordement d’hormones – le début de la parentalité qui se met en place. Elle a bon dos la parentalité ! Encore une minimisation du vécu et de la douleur des femmes, tout est fait pour éviter de réellement nous prendre en compte. J’ai témoigné avant que ton papa ne vienne nous chercher pour quitter l’enfer. Il était 16h quand nous avons quitté la maternité. Cette fois, tu la quittais dans mes bras, le berceau transparent derrière nous. Il y avait du soleil quand nous sommes sorties. Tu as plissé tes petits yeux, tu étais si jolie ma Lili.

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Si j’écris tout ça c’est parce que j’estime que tu as le droit de savoir dans quel contexte tu es née et ce que ta maman et ton papa ont vécu. Tu as le droit de savoir ce qui est arrivé. Mais j’écris aussi pour me souvenir car ma mémoire me joue des tours. Je me rends compte que de nombreux détails sombres se sont déjà estompés. Le cerveau humain est bien fait, il sélectionne les souvenirs. Pourtant, je veux me rappeler de tout ça. Je veux me rappeler de la maltraitance médicale faite aux femmes et à leurs bébés. Je ne suis malheureusement pas la seule à qui cette terrible aventure est arrivée et les témoignages sont trop peu nombreux. Tu es née dans un monde ma Lili, où le patriarcat est encore roi et où le combat pour les femmes, par les femmes est en marche chaque jour. Il y a tant de beaux combats à mener. Tant de belles choses à accomplir – et je préfère regarder du côté de la lumière pour te dire que tu pourras faire de ta vie chaque jour quelque chose de merveilleux. Nous avons la chance d’être en France, là où les féministes ont déjà bataillé activement pour les droits des femmes. Et je continuerai de batailler chaque jour pour toi ma fille. Pour toutes les femmes de ce monde mais surtout pour toi. Il ne faudra jamais te sous-estimer. Les violences faites aux femmes sont trop nombreuses et l’expérience de la maternité en fait parfois partie. « Le plus beau jour de ta vie » est un leurre.

Je voulais aussi te dire à travers cette lettre ma Lili, que tu es bien la plus belle chose qui nous soit arrivée à ton papa et moi. Chimiquement, dans nos cerveaux, tout est bouleversé. Tu es notre merveille du monde. Tu es notre urgence de vivre. Tu es la douceur, la tendresse et la beauté incarnée. Et que peu importe la façon dont ta maman a vécu cette expérience, toi tu n’y es pour rien. Il est important d’entendre les nombreuses paroles de femmes qui témoignent sur les difficultés de leurs grossesses et de leurs accouchements. Il est important d’admettre que chaque femme a le droit de vivre cette expérience différemment et que son désir d’enfant n’est pour autant quasiment jamais remis en question.

Aujourd’hui, à l’heure où je finis cette lettre, tu as 10 jours et beaucoup de difficultés à téter mon sein. Nous sommes bien suivies toutes les deux. Nathalie et Dominique nous voient deux fois par semaine pour nous encourager et nous aider à surmonter tout ce qui est arrivé. On va y arriver ma Lili, ma fille. On va y arriver. Ta maman est un peu obstinée et têtue – tu le constateras bien assez tôt.

La vie a repris doucement et ton père m’accompagne, en remplissant son rôle de nouveau papa, à la maison. Il est gaga de toi. Tu lui fais déjà des grands sourires. Nous n’avons jamais été aussi unis avec ton papa. Tout semble si simple et si fort. On se redécouvre à trois (ou quatre avec Ganache). Tu es la plus belle du monde. On t’aime déjà – le mot est trop faible.

Ta maman
Clémence Kazemi

  1. Haptonomie : technique de caresses et de contacts adressés au bébé par les parents; communication avec le bébé via le  “toucher affectif”