Harcèlement “de rue” et responsabilité

Un témoignage personnel accompagné d’une réflexion sur le harcèlement sexuel masculin dans la rue et la tentative d’en faire porter une part de responsabilité aux femmes victimes.

On entend beaucoup de débats en ce moment à propos des tenues des femmes et de leur lien potentiel avec certaines agressions, ou certains comportements dits “déplacés”, qui sont en fait des violences, et relèvent du harcèlement sexuel masculin (et non pas “de rue” : est-ce le passage cloûté, un réverbère, un banc qui nous agressent …? Non. Nommons et responsabilisons les hommes qui harcèlent et agressent). 

Des débats qui font écho en moi à une situation de harcèlement et d’agressions verbales dont j’ai été victime de la part d’hommes il y a quelques années. Je souhaiterais ainsi apporter un témoignage, qui rejoint, hélas, celui de beaucoup de femmes aujourd’hui, en France.

J’ai alors dans les vingt-cinq ans, et je profite d’un bel après-midi d’été pour lire sur un banc dans un parc en région parisienne. Absorbée par ma lecture, je remarque à peine que quelqu’un vient s’asseoir sur le banc à côté de moi. « Bonjour, je peux te parler ? » Je lève la tête, un homme est assis à côté de moi et me fixe. Je pressens le “dragueur lourd” (euphémisme pour parler en réalité de harceleur…), ou bien celui qui voudrait me taxer une cigarette ou une pièce.

« Vous avez besoin d’un renseignement ? » J’essaie de rester neutre, je peux me tromper ! (Ah ce conditionnement à être toujours empathique, à douter, à ne jamais s’écouter ou se prioriser …) 

« Je voudrais savoir comment tu t’appelles. ». Cette fois c’est confirmé, “relou” en vue. Rien de méchant pour le moment, je réponds donc poliment, tout en étant ferme dans ma réponse (et parfois cela suffit à mettre fin à la situation et à la gêne qu’ils instillent de par leur intrusion). « Désolée, je ne suis pas intéressée. J’ai déjà quelqu’un. Je vous souhaite une bonne journée. » Pourquoi est-ce que je me sens obligée de m’excuser, alors que moi je n’ai dérangé personne ? Et de préciser que je suis déjà en couple ? Une femme célibataire a tout autant le droit qu’une femme engagée dans une relation de refuser ce genre d’approche. Mais avec le temps, j’ai appris à faire au plus simple, à essayer de décourager au plus vite mon interlocuteur. L’argument du « je suis déjà en couple » – autrement dit, dans leurs têtes, “j’appartiens à un autre homme”…, parfois, fonctionne. Cela semble être le cas cette fois, l’homme se lève et s’éloigne. Je replonge dans ma lecture.

J’entends soudain quelqu’un m’interpeller. Je lève la tête, l’homme a rejoint un ami, et tous deux sont sur un autre banc, dans une autre allée, avec une vue directe sur moi. L’ami de celui qui m’a abordée m’invective « Pour qui tu te prends, sale pute ? »

Je refuse de répondre, je ne rentrerai pas dans son jeu d’agression verbale malgré les quelques injures qui me viennent spontanément à l’esprit. Je décide de l’ignorer, mais je refuse de m’éloigner, ce serait comme si je fuyais. D’ailleurs ils pourraient me suivre. Je préfère jouer la carte de l’ignorance et faire semblant de reprendre ma lecture, même si je sens que je commence à trembler et que mon attention est ailleurs. Ils vont bien se lasser, n’ayant pas de réponse, ils vont laisser tomber. Mais non. Les insultes se poursuivent, les commentaires salaces aussij’espère que ta chatte elle peut accueillir ma bite »).

L’homme qui m’avait abordée revient près de moi, cette fois j’anticipe le pire et je me lève, prête à devoir répondre à une agression physique. On voit tellement de témoignages de situations qui ont dégénéré, des agressions gratuites, des gifles, des coups de poing qui partent …

Le type me lance « T’as un beau corps mais t’es moche, pour te baiser, il faut te mettre un oreiller sur la tête ». Je refuse de baisser la tête malgré la rage qui monte en moi. Et la douleur. Victime de harcèlement scolaire à une époque où j’étais très complexée, je sens revenir de nombreuses moqueries que je pensais avoir oubliées. Je tremble, j’ai un nœud dans le ventre, mais je refuse de le montrer. Pire, je refuse de partir, réaction qui, je le comprendrai plus tard, était inutile. Mais pourquoi céder le terrain ? Je n’ai rien fait, je n’ai rien à me reprocher ! Je ne suis pas coupable de quoi que ce soit !

J’annonce que je vais appeler la police s’il ne me laisse pas tranquille, je soutiens son regard malgré la peur de ce qui pourrait se passer s’il « pétait les plombs ».

Le type s’éloigne de nouveau. Là, j’agis, je l’ai compris par la suite, de manière inadéquate. Refusant de me retrouver dans la situation de la victime qui s’enfuit, celle que j’ai été pendant mon enfance, je me rassois et j’essuie pendant dix minutes les insultes à distance. A bout de nerfs, je finis par craquer, fondre en larmes et partir. J’aurais pu le faire avant. Même si ce n’était pas moi qui étais en tort, me forcer à rester ne m’a apporté que de la souffrance supplémentaire. Je ne voulais pas « perdre la face », je ne voulais pas qu’ils sentent que leurs mots injurieux avaient un impact sur moi. Mais au fond, quelle importance cela avait-il, de sauvegarder son amour-propre au prix d’une telle souffrance ?

J’ai mis du temps à comprendre que j’aurais dû partir tout de suite, même si, non, je n’avais rien fait de mal, même s’ils étaient complètement dans leur tort. J’aurais dû partir pour me protéger, point. Je n’ai rien gagné à rester. Si ce n’est de nombreuses questions qui m’ont tourmentée « Pourquoi ils s’en prennent à moi ? Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? ». Et c’est bien cela le drame (l’un des drames) de ce genre de situation : la victime finit par se demander si elle n’a pas provoqué la situation, si elle n’a pas « mal réagi ». Un ressenti qui est démultiplié par les débats autour du fait que certaines tenues « attireraient les problèmes ». Je vais tout de suite m’inscrire en faux contre cette idée : le jour de mon agression (j’ose enfin l’appeler comme cela), je portais un pantalon long et un tee-shirt opaque ! Je lisais, assise sur un banc, sans regarder quiconque. Et là encore, l’emprise de la culture du viol dans laquelle on vit, la suspicion de culpabilité qui pèsent sur les femmes me poussent à m’expliquer, me justifier (quelle différence au final si j’avais porté une mini-jupe ou une combi de ski ?). Mon « tort » était-il de me trouver seule dans un espace public ?? Où se trouve la limite pour qu’une femme puisse s’estimer en sécurité ?

Le problème n’est pas dans la tenue des femmes. Ni dans ce qu’elles font. Ni dans l’endroit où elles sont et à quelle heure. Le problème est dans le regard et l’imaginaire des hommes comme les deux qui m’ont harcelée. Ceux qui pensent qu’ils peuvent imposer leur envie à une femme. Ceux qui vont trouver des prétextes pour estimer qu’elle les a provoqués, allumés, excités ou que sais-je. Ceux qui vont s’emporter face à un refus, parce qu’ils n’acceptent pas qu’on leur dise NON. Qu’une femme ne soit pas, disons-le, sexuellement à leur disposition. Ceux qui refusent d’entendre que leur fantasme, leur désir du moment, et surtout leur désir de domination, n’est pas un argument pour légitimer des comportements de harcèlement, d’agressions ou de viol. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : peu importe ce qu’on porte, ce qui compte pour eux c’est que nous soyons des femmes, et qu’ils nous imposent leur domination par tous le(ur)s moyens.

Voilà pourquoi je suis convaincue qu’il faut rappeler encore et encore, que dans une agression sexuelle, il y a UNE victime : celle qui subit. Elle n’est en rien coupable. Et c’est aussi ce qui m’inquiète quand je lis des avis en rapport avec le débat actuel sur la tenue « inadaptée » portée par les filles à l’école : des commentaires tels que « votre jupe, c’est pas bien, ça va exciter les garçons de la classe » ne feront que conforter les hommes dans l’idée que la tenue d’une femme peut excuser certains comportements, et conforter les filles dans l’idée que si elles sont victimes de gestes ou de paroles déplacées, elles n’ont qu’à s’en prendre à elles-mêmes. Parce que, c’est bien connu, une femme « comme il faut » ne “se fait” pas agresser. Au fond, ce serait presque rassurant d’imaginer que cette situation 100% sûre existe, que si on suit certaines règles, on a la garantie d’être en sécurité. Certaines femmes le pensent, d’ailleurs. Une manière, issue de la colonisation patriarcale, de se rassurer sans doute. Sauf que le jour où un agresseur aura décider de t’imposer SA volonté, il trouvera toujours un argument pour se justifier, il aura toujours quelque chose à te reprocher pour se disculper ou atténuer sa responsabilité. Parce que ce sont des prétextes, ni plus ni moins. 

Ah, une dernière question : où place-t-on le curseur pour être dans la catégorie « comme il faut » quand on est une femme ? Et qui le définit, ce curseur ? Le regard masculin …? 

Eve Libera