Etre mère et féministe, un vieux dilemme

Alors que le modèle patriarcal du couple est difficile à remettre en cause, être femme et mère en 2023, c’est encore la double peine. Toutes les inégalités que subissent les femmes s’accroissent lorsqu’elles deviennent mères. Face à ce constat se pose une question : pourquoi les luttes des mères ne seraient-elles pas aussi des luttes féministes ?

Historiquement, les féministes réclament leur émancipation, y compris de leur statut de mère. Au moment des luttes pour l’avortement et pour se libérer du contrôle familial exercé par les hommes, les féministes veulent à tout prix ne pas être réduites à un rôle de mère ou subir l’injonction d’être mère. Les luttes menées par les femmes en tant que mères sont peu nombreuses et peu valorisées. Le combat des mères et avant lui, les mères et leurs enfants eux-mêmes, sont tout simplement restés trop longtemps un angle mort du féminisme, lequel a très tôt dissocié radicalement femme et mère, femme et famille, femme et enfant. Or, il n’est pas contra- dictoire de lutter à la fois contre les pressions sociales et familiales qui pèsent sur les femmes pour qu’elles deviennent mères, et de lutter pour qu’une femme conserve toute sa dignité et ses droits quand/si elle devient mère. Et si refuser l’injonction d’être mère et se battre en tant que mère étaient deux combats convergents ? Sans prolonger le stéréotype d’assigner les femmes au seul statut de mère, il s’agit de redonner une valeur politique et symbolique à ce que les mères font déjà souvent en silence. Le féminisme pourrait alors être pour les mères un puissant outil d’émancipation, et le féminisme en retour se nourrir de leurs luttes.

Mettre en avant les inégalités subies par les mères, c’est avant tout mettre en avant les inégalités subies par les femmes dans leur ensemble. En 2020, le revenu salarial des femmes restait inférieur en moyenne de 28 % à celui des hommes. Presque un tiers de cet écart s’explique par des différences de durée de travail. À l’arrivée des enfants, pour concilier vie privée et vie professionnelle, les femmes sont toujours plus nombreuses que les hommes à interrompre leur activité ou à réduire leur temps de travail. En 2020, celles qui travaillaient étaient trois fois plus souvent à temps partiel que les hommes. Et cet écart se révèle d’autant plus manifestement lorsque les femmes deviennent mères, et de façon encore plus drastique lorsqu’elles se séparent : les mères perdent 22% de leur niveau de vie après une séparation contre 3% pour les pères. Ce constat est à mettre en lien avec le travail domestique, comme celui dédié aux soins et à l’éducation des enfants qui est encore largement assumé par les femmes. Pour autant, ce travail est dévalorisé et invisibilisé. Car la séparation des sphères publique et privée arrange notre modèle économique hérité de la révolution industrielle où l’on a progressivement gommé la valeur du travail domestique des femmes qui a pourtant une valeur économique certaine pour la société, pour ne valoriser que le travail « masculin » créé par des hommes et pour des hommes. Si ce travail domestique était monétisé, il représente- rait aujourd’hui 1043 milliard d’euros par an. Le foyer est donc encore le premier lieu de l’exploitation économique des femmes. Des femmes qui subissent en 2023 encore cette double injonction : il faut être travail- leuse sans être mère ou être mère sans être travailleuse. Combien de femmes ont par exemple intégré implicitement cette consigne de ne pas évoquer leur statut de mère sur leur CV et en entretien d’embauche ? Or aujourd’hui les femmes, et particulièrement les mères, encourent à la fois un risque plus élevé d’éloignement de l’emploi avec leurs « doubles journées », comme celui de tomber malades (accidents du travail et maladies professionnelles des femmes en hausse de 41,6% en 18 ans). Les réalités de la femme-mère-travailleuse sont peu prises en compte.

Si on avait une mesure de la richesse basée sur le bien-être et l’utilité sociale, cela changerait la perspective pour les mères. Et si on connaissait bien le nombre d’heures dédiées à ce travail invisible, cela changerait la perspective d’autonomie de ces femmes. Or, nous sommes face à des politiques sociales et fiscales inefficaces ou injustes, souvent maternalistes : les droits socio-fiscaux entretiennent la dépendance des femmes aux hommes car ils sont calculés sur la base de la famille plutôt que sur leurs situations individuelles. Au contraire, pour un système plus égalitaire et qui per- mette aux femmes et aux mères davantage d’autonomie, les aides doivent être individualisées quel que soit le statut de la mère, et la fiscalité doit être déconjugalisée. Il s’agit aussi de visibiliser le rôle des mères pour reprendre le pouvoir dans l’espace public et la parole dans l’espace politique dont les femmes et leurs enfants ont été chassé·es.

Nous savons que nombre de luttes sociales ont eu comme prémisses des luttes féministes. Les mères, spécialement touchées par les violences conjugales et intrafamiliales (40% des faits de violence apparaissent au sein du couple au moment de la première grossesse) sont toutes légitimes pour porter le combat contre ces violences, et contre la culture du viol qu’elles peuvent dénoncer en leur nom mais aussi au nom de leurs enfants. À ce sujet, 165 000 enfants sont violé·es ou ont subi des tentatives de viol chaque année en France (dont 79% de filles), essentiellement par des hommes et dans 87% par des personnes proches. Une fille sur cinq est victime d’agression sexuelle. Les victimes de violences intrafamiliales subissent presque exclusivement des violences physiques (96%) de la part du conjoint ou ex-conjoint (90%) lorsqu’elles sont majeures, alors que les violences sexuelles sont plus fréquentes à l’encontre des mineur·es (23% des vio- lences intrafamiliales sur mineur·e).
La majorité des victimes de violences intrafamiliales sont des filles : 77% lorsqu’il s’agit de violences physiques et 85% pour les violences sexuelles6. Or, les chiffres relatifs à la condamnation des pédocriminels montrent que les mères ne peuvent compter ni sur l’institution scolaire pour prévenir ces violences ni sur le système judiciaire pour les sanctionner.

Un projet politique porté par les mères et soutenu par les femmes, pour la promesse d’un monde sans violence masculine pour nos enfants, est vital. Les mères ont à porter des luttes féministes et les féministes ont à les reconnaître et les soutenir.

Zoom : La puissance des mères, premier essai de Fatima Ouassak

Un nouveau sujet révolutionnaire ? C’est bien ce que propose Fatima Ouassak. Écrit à la première personne, la politologue raconte son expérience de mère arabe dans les quartiers populaires de Seine- Saint-Denis et comment ces mères se situent à l’intersection de mul- tiples discriminations : femme, mère, arabe et de classe populaire. L’autrice invite ces mères à quitter la figure de « mère-tampon », qui protège ses enfants des violences institutionnelles et calme leur rébellion quand cela n’est plus possible de les protéger pour au contraire les inviter à exprimer leur colère aux côtés de leurs enfants. « Leur colère est un outil de lutte ». Une révolte légitime dans un système « méritocratique » qui ne fait que reproduire les inégalités. La solidarité des mères et leurs enfants permet d’exprimer le refus de se satisfaire d’institutions stigmatisantes et injustes, ou de démissionner. Fatima Ouassak invite les mères des classes populaires, dont celles descendantes de l’immigration postcoloniale, à s’organiser et se réapproprier les services publics. Enfin, il s’agit de mettre en avant les mères, pour visibiliser des rapports femmes-hommes toujours inégalitaires au sein des familles, et offrir à ces mères des classes populaires la possibilité d’être actrices du combat féministe !

Anaïs Gal

Sources :
https://www.insee.fr/fr/ statistiques/6047789?som- maire=6047805#:~:text=En%20 2019%2C%20le%20revenu%20sala-rial,diff%C3%A9rences%20de%20 dur%C3%A9e%20de%20travail
https://www.insee.fr/fr/statis- tiques/3631116#:~:text=Le%20 divorce%20est%20la%20 s%C3%A9paration,deux%20 ans%20suivant%20la%20 s%C3%A9paration
Céline Piques, Déviriliser le monde, Demain sera féministe ou ne sera pas, Rue de l’échiquier, 2022
Rapport de l’ANACT « Photographie statistique de la sinistralité au tra- vail en France selon le sexe entre 2001 et 2019 »
Association Mémoire traumatique et victimologie, enquêtes de victimation CSF, 2008 ; ONDRP 2012- 2017 ; VIRAGE 2017
Sécurité et société – Insee Références – Édition 2021 – 5.1 Violences au sein de la famille

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