Dora Moutot : Alors, “t’as joui ?”

Céder à son conjoint, éviter un licenciement, obtenir un emploi ou payer un passeur… Le 15 août 2018, ce fut un « mansplaining » de trop qui poussa la journaliste Dora Moutot, exaspérée, à lancer la compte Instagram « T’as joui ? » : les femmes auraient moins d’orgasmes que les hommes parce qu’elles seraient plus cérébrales et plus sentimentales, selon cet homme, auto-déclaré expert de la sexualité, et pourtant ignorant de toute connaissance physionomique. Revoilà encore une fois le mythe tenace du « mystère » de l’orgasme féminin, théorie patriarcale bien pratique pour éviter de s’y intéresser !

Surtout que lorsque Dora discute sexualité avec ses amies, elle entends leurs récits très crus « je me suis fait défoncer », « il m’a prise », à l’imaginaire saturé de violences érotisées et de dominations. Pourtant à la question simple : « mais t’as joui ? », la réponse est souvent non. Non.

Beaucoup se retrouvent coincées à simuler l’orgasme, flattant l’égo masculin, répondant aux injonctions masculines à « être bonnes au lit » ….. mais à condition d’oublier leur propre plaisir !

Moment de vérité pour Dora, qui décide alors de lancer le compte « T’as joui ?» Le besoin de dire la vérité sur nos sexualités. L’audience du compte explose : 10 000 followers en une journée, 100 000 followers en un mois, 531 000 followers aujourd’hui !

Libération de la parole “T’as joui ?”

Ce sont des milliers, des dizaines de milliers de femmes qui témoignent de l’absence de considération de leur plaisir dans leurs relations hétérosexuelles. Une femme sur cinq en France ne sait pas où est son clitoris. Beaucoup de femmes déconstruisent une vision de la sexualité focalisée sur la pénétration, et des rapports sexuels qui se terminent systématiquement quand l’homme éjacule. « Et moi ? » disent-elles. Elles parlent clitoris, orgasme, masturbation féminine, elles parlent d’elles. 

Mais Dora ne s’arrête pas là. Ses convictions féministes s’affirment quand elle reçoit sur son compte de (trop) nombreux récits de violences sexuelles : inceste, viols, prostitution pornographie, virginité….. C’est « une claque de réalités dans la gueule » nous dit-elle, ce qui éveille sa conscience féministe de manière radicale. Elle découvre sur internet des sites comme Tradfem qui pose le caractère structurel de ces constructions. « La coercition » est omniprésente, analyse-t-elle.

La jeunesse de Dora Moutot fut faite d’admiration et d’adhésion pour les punkettes, les « Riot girls », mais aussi Virginie Despentes ou Ovidie. « J’étais dans un truc très pop », très féminisme libéral, qui se dit « pro-sex ». Si elle-même avoue avoir besoin de se sentir connectée à l’autre pour avoir un rapport sexuel, elle trouvait tellement « cool » toutes ces femmes à la sexualité débridée, valorisée comme source d’ « empowerment ». La cam-girl, le fétichisme lui semblait la quintessence de la « cool-attitude ». 

Aujourd’hui, son analyse des violences systémiques l’amène à être beaucoup plus critique. Au décryptage physiologique de la jouissance féminine (par la connaissance du clitoris et du sexe féminin…) Dora ajoute un décryptage sociologique, pour reconsidérer nos vécus tellement traversés par la culture du viol, la culture de l’inceste, la prostitution ou la pornographie. « Il nous faudrait collectivement ré-inventer nos imaginaires sexuels », nous déclare-t-elle, tout en regrettant que le mouvement féministe reste divisé sur cette question des sexualités.

La journaliste et autrice espère que son compte Instagram « T’as joui ?» soit une porte d’entrée pour les femmes souhaitant questionner leurs sexualités… Personnellement, elle pousse plus loin ses analyses, et prépare un livre « T’as joui ? » qui promet des analyses sans concession, pour des sexualités des femmes réellement libérées. On a hâte de le lire !

Céline Piques