Pourquoi dit-on « Garçon manqué » mais pas « Fille manquée » ?

Petite fille, j’ai complètement rejeté “les trucs de filles”. A partir de 4 ans, j’ai refusé de porter du rose et des jupes, j’ai jeté mes polly-pockets pour demander des mécanos, je ne voulais plus que des copains.
Et globalement, la seule remarque que je me suis prise, c’est d’avoir été systématiquement traitée de “garçon manqué”.

À l’inverse, j’ai vu les petits garçons autour de moi qui avaient le malheur d’aimer le rose et les polly-pockets s’en prendre plein la gueule : ils subissaient des moqueries, des insultes, des brimades ou même des coups.

Cela signifie-t-il que la société est plus dure envers les garçons que les filles ?
Je ne crois pas : ce que ça démontre plutôt, c’est qu’aimer les trucs de garçons c’est cool, alors qu’aimer les trucs de filles, c’est la honte. Ce que ça démontre plutôt, c’est que ce qui correspond à la construction masculine est valorisé et ce qui correspond à la construction féminine est dévalorisé.

J’ai globalement toujours été valorisée pour le fait d’apprécier les trucs de garçons : Quand une fille veut avoir des trucs bleus, ou des Légo, ou faire du skate, on la trouve cool. Quand un garçon veut avoir des trucs roses, et des poupées, et faire de la danse, on le moque.

Et la raison pour laquelle il n’y a pas équivalence entre la non-conformité au genre masculin et la non-conformité au genre féminin, c’est que — contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire — le genre n’est pas un spectre entre deux pôles égaux. Le genre c’est l’institutionnalisation, par l’éducation, de la domination des hommes sur les femmes.
Le genre masculin c’est l’apprentissage de la domination.
Le genre féminin c’est l’apprentissage de la soumission.

C’est pour ça qu’une femme non-conforme, même si elle se voit un peu reprocher sa non-conformité, sera globalement valorisée : elle passe du côté des dominants, elle emprunte leurs caractéristiques ou leurs activités.
Alors qu’un homme non-conforme ne peut en aucun cas être valorisé et cumule la double peine : non seulement il n’est pas conforme, mais il passe du côté des dominées. Il s’humilie en adoptant leurs caractéristiques ou activités.

Quand j’étais petite et qu’on me traitait de garçon manqué, je ne me suis jamais sentie dévalorisée par le fait qu’on me qualifie de garçon. Ce qui me faisait mal, c’était le “manqué”. Mais je sentais bien qu’au fond, cette expression venait valoriser mon courage, mon caractère, mon opiniâtreté, mon intelligence. En fait, quand on me reprochait d’être un « garçon manqué » il ne s’agissait pas de critiquer ce que je faisais ou comment je me comportais, puisque je m’adonnais à des activités d’hommes et donc valorisées … il s’agissait de critiquer le fait que je le faisais alors que je n’étais pas un homme. J’étais un garçon (Bien!) mais manqué (Zut!)

Alors que quand on dit d’un garçon que « c’est une vraie fille », c’est une insulte en soi, il n’y a pas besoin de venir rajouter le « manqué ». Le traiter de « fille » vise à lui dire qu’il est faible, émotif, un peu ridicule. Un garçon qui a des activités ou goûts associés aux filles est dévalorisé par la nature même de ces activités ou goûts, qui sont vus comme nuls, nazes, réservés à des êtres subalternes.

Au fond, dans une société patriarcale, on ne peut pas être une « fille manquée », puisqu’une fille, c’est manqué par définition.

Être un “garçon manqué” : une bonne stratégie ? 

A un niveau individuel, il n’est pas idiot de s’aligner sur des critères socialement valorisés pour être socialement valorisée : dans une société patriarcale, si une femme veut s’en sortir, s’aligner sur des critères virilistes peut effectivement paraître une solution logique. 

En bref, si l’on veut remporter de l’estime sociale, il y a deux grandes stratégies, en théorie opposées : tenter de gagner sa place dans la pyramide des dominants, ou atteindre le haut de la pyramide de la soumission.

Dans une société patriarcale, la première stratégie correspond à embrasser les critères de la virilité (devenir un “garçon manqué”) quand la deuxième correspond au développement de l’hyper-féminité (que ce soit en devenant la meilleure mère ou la meilleure pute, en tout cas en montrant qu’on sera la meilleure au service des hommes). 

Ni les femmes masculines ni les femmes féminines ne sont idiotes : ces deux stratégies ont leurs lots d’avantages sociaux, et l’on a parfois plus à gagner à devenir la meilleure soumise qu’à devenir une dominante médiocre. 


Pour ma part, je peux témoigner depuis ma place de “garçon manqué” que j’ai pu en tirer certains avantages : l’adoption de critères virils m’a permis de pénétrer les espaces usuellement réservés aux hommes, j’ai davantage été écoutée et prise au sérieux professionnellement, j’ai pu prétendre à des privilèges généralement réservés aux hommes, comme par exemple m’amuser et jouer, faire du sport, gagner de l’argent, avoir une voix politique, ou donner de l’importance à ma carrière ou à mon propre plaisir sexuel. 

Cela m’a aussi rapporté de la complicité de la part des hommes, ainsi que du lectorat, de l’audience et du soutien masculins : les femmes qui dénigrent les femmes sont très populaires auprès des hommes (il suffit de voir la popularité de Peggy Sastre, Natacha Polony ou Blanche Gardin pour s’en convaincre). 

En revanche, se plier au jeu de la valorisation virile ne m’a en en rien protégée des violences sexistes et sexuelles. Au contraire, puisque la virilité dévalorise la pose de limites. Si une femme veut “jouer au jeu de la virilité” il lui faudra donc tuer en elle toute trace de vulnérabilité (caractéristique qu’on associe à la féminité) : donc boire plus, conduire vite, encaisser, ne pas pleurer, baiser plus fort, bref se mettre en danger. Et, surtout, il lui faudra accepter – et participer à – toutes les blagues qui visent son sexe.

C’est ici un point important : même si les femmes virilistes peuvent se montrer oppressives à un niveau individuel (à l’époque où j’étais un “garçon manqué”, j’ai participé à valoriser le virilisme et à me moquer des femmes et filles “féminines” et des hommes vulnérables), une femme viriliste n’est en rien comparable à un homme viriliste. Car même si un “garçon manqué” peut gagner des avantages temporaires par rapport aux autres femmes et filles, elle le fera toujours en dévalorisant les attributs qui sont liés à son propre sexe. Une femme ne peut jamais être viriliste sans s’insulter elle-même. 

Quand une femme dit “non mais ce mec, il est pire qu’une meuf”, que dit-elle sur les femmes, et donc sur elle-même ?
Quand une femme dit “non mais moi, j’suis pas une meuf comme les autres”, que dit-elle sur les femmes, et donc sur elle-même ?

Au final, on peut donc dire que, si être un “garçon manqué” peut être une stratégie intéressante à un niveau individuel – en tout cas, pas plus désastreuse qu’une autre – ce n’est pas une stratégie payante à un niveau sociétal. Car les femmes adoptant les codes du virilisme ne “gagnent des points” auprès des hommes qu’en collaborant à la dégradation de leur propre sexe, ce qui n’inverse pas les rapports de pouvoir.
Au contraire : ils s’en trouvent renforcés.

A mes yeux, la seule vraie solution pour gagner de l’estime sociale en tant que femmes, c’est de faire péter les pyramides de valorisation liées à la domination et à la soumission. Femmes viriles et femmes hyper-féminines, “garçon manqués” et “vraies filles”, nous sommes au fond toutes dans la même galère ! Si nous voulons un jour être respectées, il nous faut refuser pour de bon les critères de valorisation de ce monde patriarcal : non plus essayer de gagner des points dans leur jeu, mais entièrement changer les règles du jeu. 

Erell Hannah