Interview : Lucile Peytavin et Céline Piques

Quel est le poids de la virilité sur notre société ?

Lucile Peytavin, historienne spécialiste du travail des femmes dans l’artisanat et le commerce, a publié « Le coût de la virilité » en mars 2021. Céline Piques, économiste et ancienne porte- parole d’OLF, a sorti le manifeste « Déviriliser le monde » en février 2022. Nous les avons interrogées sur l’impact de la virilité dans notre société et les solutions pour diminuer les violences et permettre aux femmes de s’émanciper.

LUCILE PEYTAVIN interviewée par Anaïs Gal

Vous avez évalué le coût de la virilité à 100 milliards d’euros par an, quels grands enseignements pouvons-nous en tirer ?
La différence de comportement entre les hommes et les femmes : il faut ouvrir les yeux sur le fait que l’immense majorité des faits de violence, délinquance, criminalité sont commis par des hommes et cela a un coût humain et financier colossal. Les hommes sont surreprésentés dans tous les types d’infractions et notamment les plus graves. Le premier critère qui définit le profil des délinquants et des criminels est le sexe, contrairement à ce que certains (candidats) laisseraient entendre en prenant d’autres facteurs comme l’origine sociale.

D’après vous, par quoi devrait passer en priorité
la déconstruction des schémas culturels à l’origine
des coûts que vous passez en revue ?
Déjà par une prise de conscience des effets néfastes des comportements masculins asociaux qui reposent sur des schémas culturels construits sur la virilité et qui poussent les garçons et les hommes à des comportements de domination et de violence. C’est quelque chose dont on ne parle pas. Et le prendre sous l’angle économique est une approche nouvelle. Une réflexion sociétale à tous les niveaux sur cette acculturation à la violence est nécessaire, à la fois individuelle, institutionnelle et politique. Un vrai débat public doit s’ouvrir sur le sujet !

Vous avez dressé un constat qui ne devrait plus être une fatalité : quelles politiques publiques seraient efficaces selon vous pour lutter contre ce fléau ?
Bien identifier et agir sur les origines des comportements mascu- lins asociaux. La première chose à faire est de produire des études statistiques ventilées par sexe qui étudierait la question de la sécurité intérieure, et que ces données soient disponibles et rendues accessibles par les responsables politiques.

Quelles mesures devraient être absolument embarquées dans les programmes politiques
de nos chèr·es candidat·es pour déviriliser la France ? 

Une lutte de grande ampleur contre les stéréotypes sexistes orientée sur la déconstruction de la domination masculine. Par exemple le référent égalité (obligation depuis 2018) est-il installé dans tous les établissements scolaires, et qu’en faisons-nous ? L’égaconditionnalité des budgets est un autre point important : il est primordial qu’on alloue autant d’argent aux femmes qu’aux hommes, mais avec la vigilance des valeurs que l’on instille en choisissant l’objet des financements.

La fin du système viriliste, vous y croyez ?
C’est épuisant, nous devons sans cesse convaincre de l’évidence, mais la solution nous l’avons sous les yeux et nous la mettons déjà en œuvre pour la moitié de la population : l’éducation plus humaniste des petits garçons comme c’est le cas pour les petites filles !

CÉLINE PIQUES interviewée par Marine Berchery

Le manifeste propose des solutions : création de tribunaux spécialisés sur les violences sexistes et sexuelles, maisons de naissance, etc.
Que répondre à celles et ceux qui diront que ces mesures coûtent trop cher ?
Ça ne coûte pas si cher que ça. Sur les violences on demande 1 milliard €. Comparé à d’autres politiques publiques, c’est assez peu. On ne mesure jamais ce qu’on appelle en économie les « externalités négatives », dont parle Lucile Peytavin : les comportements asociaux des hommes coûtent beaucoup plus que ce que coûterait la prise en charge des violences par exemple. La question c’est : qui a l’argent ? Ce sont les hommes, et les sujets féministes sont largement sous-dotés. Ensuite, ce n’est pas qu’une histoire de coût mais aussi de justice. Réjane Sénac en parle dans «L’égalité sans condition» : l’égalité est un principe constitutionnel qui justifie de développer des politiques publiques ambitieuses en termes d’égalité femmes-hommes.

Tu cites souvent d’autres pays en exemple, pourquoi la France est-elle autant à la traîne ?
Je ne pense pas que la France soit si à la traîne que ça. Dans mon livre, je ne parle pas des mauvais élèves. En Allemagne, avec les bordels, il y a 500 000 femmes en situation de prostitution, 10 fois plus qu’en France. La France est assez bonne élève sur la garde d’enfants. En Allemagne ou en Italie, le taux d’emploi des femmes est moins élevé car il y a moins de solutions. La France est à la traîne sur les violences dans le milieu culturel : « il faut séparer l’homme de l’artiste ». Il y a une forme de tolérance sociale qu’on ne retrouve pas dans les pays anglo-saxons. Idem au travail, on a encore tendance à minimiser, à laisser passer les blagues sexistes. Dans les pays anglo-saxons, le harcèlement sexuel et le « sexisme d’ambiance » ne passent plus.

Tu parles de backlash et d’antiféminisme.
Penses-tu que des avancées féministes soient réalisables dans les 5 prochaines années ?
Le backlash est à la hauteur de la force du mouvement féministe. Je suis plutôt optimiste car on gagne des batailles culturelles importantes. Il y a 10 ans, sur la parité, on entendait qu’on allait nommer des personnes incompétentes. Il y a 7 ans, tout le monde se foutait de notre gueule avec le mot « féminicide ». La bataille culturelle, c’est sortir du milieu militant et porter le sujet au grand public. On engrange victoire sur victoire, et les politiques sont obligées de suivre. On verra dans quelques années ce que les gens pensent de la prostitution et de la pornographie quand on aura réussi à leur faire comprendre que corps des femmes et consentement ne s’achètent pas. Je pense qu’actuellement on vit une vague aussi forte que celle des années 70, on est en train de changer le monde !