Anthropocène & émancipation des femmes, quels futurs imaginer ?
Tribune rédigée à la suite d’une intervention intitulée “Convergence” pendant le Camp climat Auvergne, le 29 Août 2020.
Un futur à tisser sur une toile commune
Francis Bacon affirmait au 16ème siècle : “La nature est une femme publique. Nous devons la mater, pénétrer ses secrets et l’enchaîner selon nos désirs”. Reconnaître la logique commune entre destruction de la nature et oppression des femmes est un point de départ. Cette volonté de mettre sous contrôle, grâce aux technologies et à des fins d’exploitation, autant la force de travail des femmes que la forêt ou la reproduction des vaches est évidente. Depuis les années 1970, le philosophe s’est fait griller par des écoféministes qui avaient compris les dangers de cette pensée mortifère. Françoise d’Eaubonne l’avait par exemple écrit en 1974 dans Le féminisme ou la mort. En liant l’oppression des femmes et la mensongère promesse de croissance infinie dans les limites planétaires (1), les écoféministes ont régulièrement dénoncé les effets dévastateurs de la philosophie dominante. Elles sont nombreuses à avoir agi et à lutter encore : de la biologiste Wangari Muta contre la déforestation au Kenya, jusqu’à Berta Flores Càceres contre la privatisation de l’eau menaçant la santé des femmes au Honduras, en passant par le groupe du plan d’actions “Genre et climat” à la COP 23 en 2017, sans compter les anonymes. Ces constats de destructions globales par l’homme, maintenant regroupés sous le mot anthropocène (2), nous motivent pour réaffirmer qu’aujourd’hui plus que jamais, les luttes pour l’émancipation des femmes aideront à changer d’ère.
Un futur de frictions
À propos du nucléaire: les écoféministes ont, dès 1970, milité contre les armes nucléaires. Opposition rapidement étendue à l’énergie nucléaire en elle-même, perçue comme un monstre créé par l’homme dominateur. Cet héritage est aujourd’hui source de frictions avec la transition énergétique qui s’impose. On peut maintenant voir les centrales nucléaires que nous avons déjà – pour produire l’électricité – comme une solution tampon pour que la décroissance forcée soit moins brutale, notamment pour les femmes, pour éviter qu’elles soient renvoyées au potager, à la lessive à bras et au chômage. Le mouvement de mères “Mothers for nuclear” (3) est basé sur cette idée que l’énergie nucléaire peut être, au moins temporairement, un moyen de faire face aux conséquences du réchauffement climatique, permettant d’imaginer un futur viable à leurs enfants. Cette énergie amenant aussi son lot d’inconvénients, un écoféminisme dit pro-nucléaire promet d’activer de nombreux débats !
À propos de la dette publique: dans Retour sur terre : 35 propositions, Dominique Bourg et associé·es proposent (mesure n°6) que l’Etat français cesse de rembourser les intérêts de la dette publique, pour regagner de l’autonomie financière et en vue de réallouer ces moyens à des projets écologiques. Les féministes qui s’intéressent au sujet remarqueront que le projet ne parle pas de l’aspect genré de cette dette, qui pèse plus lourd sur les femmes que sur les hommes. Les ressources ainsi dégagées seront-elles réallouées au bénéfice des femmes (allocations maternité, hausse des salaires dans les secteurs du soin et des retraites, meilleure prise en charge globale de l’éducation des enfants, etc.), en même temps qu’à des projets écologiques ? D’ailleurs, améliorer les situations des femmes n’est-ce pas en soi un projet écologique ? Regarder la dette publique uniquement avec les lunettes du climat invisibilise la dette du genre et peut faire douter sur son effet positif sur l’émancipation des femmes. Sans vision genrée, la plus grosse dette mondiale risquerait de subsister : celle qui est générée, selon Oxfam (4), par les 12,5 milliards d’heures de travail non rémunéré fourni chaque jour par les femmes. Ce travail de production, de reproduction, de soins aux personnes et de travail domestique représenterait, sur la base d’un salaire minimum, une contribution à l’économie mondiale d’au moins 10 800 milliards de dollars par an. Les femmes seront-elles remboursées pour ce travail réalisé ?
À propos de l’état d’urgence climatique: certain·es veulent foncer en donnant la supériorité au climat. Une accélération et voilà que l’émancipation des femmes deviendra secondaire ! Frictions garanties avec celles qui, comme Claire Pétreault dans sa tribune “Nous sommes plus que des végétariennes zéro déchet”, rappellent que le climat ne sera jamais viable s’il oppresse les femmes. En priorisant l’urgence climatique, une autre proposition de Retour sur Terre (5), la mesure n°16, suggère un quota carbone visant à réduire au minimum les moyens de transport individuel comme la voiture, au profit des transports publics en commun. Quid de la place des femmes dans cette mesure climatique ? La fréquence des agressions que les femmes subissent dans les transports en commun est déjà insoutenable. Avec les mouvements des Gilets Jaunes réagissant à une taxe sur le carburant, on a vu la grogne que soulèvent les mesures pour le climat quand elles sont prises sans justice sociale ni démocratie. Les femmes se révoltent-elles quand l’urgence climatique s’oppose à leur émancipation et à leurs droits fondamentaux ?
À propos des stratégies féministes: ici on rencontre des écoféministes qui misent sur “l’inversion des valeurs”. Constatant que les femmes, maintenues en marge du système dominant, sont déjà résilientes et ont développé de fait des valeurs d’attention aux soins (le care), d’expression émotionnelle et de sobriété, cette stratégie pousse à reconnaître que ces valeurs sont précieuses et utiles en situation de bouleversements. Le but est que les femmes soient enfin reconnues et récompensées à leur juste valeur. Cette stratégie est diffusée entre autres par Emilie Hache sous l’expression “essentialisme stratégique”. Les divergences sont anciennes mais maintenant réactivées avec celles qui, à l’opposé, voient tout essentialisme ou position similaire comme une menace contre l’émancipation des femmes. C’est contre la réduction des femmes à des aptitudes dites naturelles que beaucoup luttent pour l’égalité avec les hommes : sur la rémunération salariale, sur la possibilité de participer aux innovations technologiques, ou encore sur l’accès aux mêmes postes de pouvoir. Aux frictions entre pro-égalité et stratèges de l’essentialisme s’ajoutent celles de féministes qui marchent sur une troisième voie : ni en faveur de l’égalité avec les hommes puisqu’il n’est visiblement pas souhaitable de mimer leur philosophie dominante aboutissant à l’anthropocène, ni en faveur d’un “essentialisme stratégique” qui pourrait réenchanter la situation des femmes, sans changer la situation elle-même. Plutôt pour une troisième voie restant en construire, vers un écoféminisme pour les générations futures.
Un futur acrobatique
Confrontées aux constats de destruction généralisée, les luttes pour l’émancipation des femmes obligent à redéfinir le travail, en particulier le travail des femmes. Sur la question de revendiquer l’égalité de rémunération salariale par exemple. Dans un futur où la hausse du chômage et du sous-emploi des femmes est très probable, est-ce un combat d’avenir ? Une fois l’égalité obtenue, aura-t-on le temps d’en profiter ? La lutte ne devrait-elle pas se concentrer sur la possibilité pour les femmes de s’émanciper du salariat ? Ou, autre exemple, au sujet de revendiquer la possibilité de participer, à égalité avec les hommes, aux développements de plus de technologies au service d’une transition dite écologique (accès aux postes dans le secteur du numérique, campagnes de communication institutionnelle pour attirer les filles dans les filières techniques et énergies renouvelables, etc). Il semble plus souhaitable de participer à clôturer ces entreprises technologiques pour préférer une redirection bénéfique aux femmes.
Ce contexte nous appelle donc à designer un nouveau travail des femmes, en même temps qu’une mise à jour des combats féministes. Et à faire évoluer notre posture : à ancrer nos deux pieds dans des situations terriennes pour mieux écouter les personnes qui vivent les effondrements écologiques en remarquant que ce sont souvent des femmes dont le risque de décès est beaucoup plus élevé que celui des hommes quand une catastrophe naturelle frappe une région (moins d’accès à l’information et d’appel au secours, ne sachant pas nager en cas d’inondation, etc). À affûter notre regard pour voir les effondrements comme autant d’interstices où l’émancipation peut grandir. À cheval entre nouveau travail et nouvel activisme, cette acrobatie devrait nous permettre de participer à déconstruire les organisations – dont les entreprises – telles qu’elles existent actuellement pour rediriger l’énergie, le temps et les moyens au bénéfice du futur des femmes.
Un futur mieux équipé
“Les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître” disait Audre Lorde. Changer de posture tout en conservant méthodes et outils actuels serait en effet de l’agitation inutile. Un futur émancipé dans ce contexte d’anthropocène demande certainement d’imaginer de nouveaux mots, de s’approprier des concepts, de développer de nouvelles stratégies et concevoir de nouveaux outils.
Prenons le concept des “communs” par exemple, souvent utilisé par les acteurs et actrices des luttes pour le climat, en opposition à la privatisation. Il s’agit d’organiser l’usage d’une ressource -naturelle ou autre- de manière à ce qu’il soit partagé et géré par une communauté, pour la préserver et pour en pérenniser l’usage. Je propose de l’appliquer au sujet du travail des femmes. Par ce prisme on voit que l’on hérite là d’un “commun négatif”, selon le terme poussé par Alexandre Monnin et bien d’autres, c’est-à-dire d’un travail pensé et organisé selon une culture d’exploitation systématique des femmes dans tous les domaines (domestique, productif, agricole, de reproduction, de soins, etc), qui bouche leurs horizons, détruit leur santé, voire les tue et empêche leur émancipation collective. Je relie ici le concept de “commun négatif” emprunté à l’anthropocène, à celui de l’enjeu féministe du travail des femmes. On peut ainsi inclure l’émancipation des femmes au coeur des luttes pour le climat. La grève à 15h24 -horaire symbole de l’écart de salaire entre femmes et hommes, les communautés de non-usage où les femmes cessent de fournir toute forme de travail délétère et les débats sur des modèles économiques prenant en compte le travail des femmes sont donc des actions aussi féministes qu’écologiques.
Il semble que les lunettes du genre soient encore peu adoptées par les acteurs et actrices des luttes pour le climat. Et il semble que les luttes pour l’émancipation des femmes soient encore sous-équipées pour avancer dans ce contexte d’anthropocène. La place est donc à prendre pour développer nos moyens de penser/agir/se protéger en même temps, pour tenir une posture acrobatique entre imaginer un futur des femmes émancipées tout en agissant pour déconstruire et clôturer le monde organisé d’aujourd’hui. Secousses garanties tout au long du voyage.
Anne-Lise Rias
- Voir The limits to growth, 1972. Republié en français sous le titre Les limites à la croissance, dans un monde fini, 2012.
- Anthropocène : ère ou époque géologique caractérisée par les effets significatifs des activités humaines sur l’écosystème Terre (taux de CO2 dans l’air, réchauffement climatique, épuisement des minerais, …). Voir Atlas de l’anthropocène, 2019, Les Presses de Sciences Po
- https://www.mothersfornuclear.org/
- https://www.oxfam.org/fr/toutes-les-inegalites-ne-sont-pas-visibles-la-veritable-valeur-du-travail-de-soin
- Retour sur Terre : 35 propositions. Livre de Dominique Bourg, Gauthier Chapelle, Johann Chapoutot, Philippe Desbrosses, Xavier Ricard Lanata, Pablo Servigne, Sophie Swaton