Procès d’Alexandra Richard aux assises : N’a-t-on rien appris depuis l’affaire Jacqueline Sauvage ?
Jugée du 23 au 26 novembre devant la cour d’assises du Palais de l’INjustice de Rouen pour le meurtre de son compagnon, Alexandra Richard a été condamnée à dix ans de prison pour homicide volontaire. Durant le procès, elle invoque un tir accidentel et raconte les violences graves que Sébastien Gest lui a fait subir durant trois ans. Le verdict n’a pas tenu compte de ce contexte et révèle l’étendue de l’ignorance qui règne encore au sujet des violences conjugales.
Attention TW : viols, description de scènes de violences physiques et d’insultes.
Des antécédents de violence
Alexandra Richard rencontre Sébastien Gest au travail, en 2013. Ils prennent rapidement la décision de quitter leurs conjoint·es respectif·ves, avec qui ils ont chacun·e deux enfant·es, pour se mettre ensemble. Leur relation semble au départ passionnelle, c’est en tout cas ce que Sébastien veut faire croire. Ils s’appellent quinze à vingt fois par jour, une fréquence élevée qui laisse peu de temps à Alexandra pour se concentrer sur ses propres activités et ses propres buts, ou simplement pour se reposer.
Les activités de Sébastien deviennent rapidement celles du couple, ce qui est symptomatique d’une relation de violences conjugales. Pour son anniversaire, il lui offre un fusil. Elle qui n’avait jamais touché à une arme de sa vie, s’initie au ball-trap, du tir à la carabine sur des soucoupes en terre cuite. Elle suit également les premières étapes de la formation pour obtenir son permis de chasse. Le moniteur de ball-trap la décrit comme une personne souriante, gentille, appréciée des autres membres du stand de tir et se souvient de Sébastien comme de quelqu’un de plus réservé. Les ami·es qu’ils rencontrent à la chasse abondent dans ce sens, évoquant quelqu’un de « discret », mais aussi « rigolo, taquin, toujours d’humeur égale ». Il est perçu comme une personne qui sait profiter de la vie, qui aime boire mais n’est jamais ivre. Dans la « bande à Jojo », ils forment tous « une bonne petite famille ».
Les témoignages de la famille Gest offrent un autre portrait de Sébastien. Ce dernier est fâché avec son frère, à qui il a cassé la cheville lors d’une bagarre, et avec sa sœur, à la suite de démêlés judiciaires. Sa mère, partie civile dans le procès, raconte qu’il peut se mettre très en colère lorsqu’il a bu. Dans ces moments-là, il ne faut pas le contrarier : « Il tapait dans les portes, il tapait dans tout ». Sa belle-sœur n’apprécie pas son tempérament colérique, impulsif, et évoque des actes de violence physique : « Il était quand même fort, il poussait ». Sa sœur, aujourd’hui décédée, confirme cette violence dans le procès verbal de son audition par les gendarmes : « Il était hors de lui quand il avait bu ». Elle dévoile qu’il s’énervait contre Laëtitia, son ex-compagne et partie civile dans le procès, « au point de lever la main » sur elle.
Un collègue de Sébastien remarque la misogynie qui perce dans ses propos : « ce que je n’aimais pas chez lui, c’était sa façon de parler des femmes ; il en parlait comme des objets ». En effet, Sébastien ne supporte pas la liberté et l’autonomie de ses compagnes et de ses ex, qu’il considère comme ses propriétés. En 1999, il a tiré avec une arme à feu sur le copain d’une ex-petite amie. L’homme a survécu, mais le tir aurait pu lui être fatal. Condamné à 3 ans de prison ferme et 18 mois avec sursis par un tribunal correctionnel, il a été libéré au bout de 8 mois, en novembre 2001.
Une relation marquée par l’emprise
L’emprise est un processus de colonisation psychique de la victime par le conjoint violent, qui a pour conséquence d’annihiler sa volonté. La victime devient soumise, elle accepte des comportements qui paraissent inacceptables aux personnes extérieures. Il existe cinq stratégies, identifiées par le Collectif Féministe Contre le Viol, que les agresseurs utilisent pour mettre leurs victimes sous emprise : cibler, isoler, dévaloriser, renverser la culpabilité et vérouiller le secret. Durant le procès, Alexandra égrène les souvenirs de sa vie de couple avec Sébastien qui a mis en place chacune de ces différentes stratégies.
Cibler la victime dans un contexte vulnérabilisant et la mettre en confiance : une amie du couple raconte que Sébastien se présente comme le « sauveur » d’Alexandra. Ce costume de héros qui la séduit, il l’endosse intentionnellement. Au quotidien, il se fait appeler Robin, puisqu’il tire à l’arc comme Robin des bois. Il a même raconté qu’il avait fait de la prison pour avoir tiré à l’arc « sur un type qui l’avait chauffé ».
Isoler la victime : Sébastien dénigre les parents d’Alexandra, notamment son père qu’il traite de « trou du cul », d’homme « sans couilles ». Petit à petit, il l’éloigne de ses parents et de sa sœur. Il est dérangé par la présence de ses filles et répète souvent qu’elle devrait les laisser à leur père.
La dévaloriser : tout au long du procès, les témoins appelés à la barre, la lecture des procès-verbaux d’interrogatoires laissent entrevoir le portrait d’un homme dominateur. Alexandra est à son service pour les tâches ménagères et pour assouvir ses désirs sexuels. Elle a beau faire tout ce qu’elle peut pour le satisfaire et l’apaiser, rien ne va jamais. Toutes les occasions sont bonnes pour la rabaisser et l’insulter.
Renverser la culpabilité : extrêmement jaloux, il instaure un contrôle permanent de sa compagne. Il l’accuse de chercher à séduire d’autres hommes : « Tu vas t’en trouver un autre pour te faire bourrer le cul ». Il contrôle sa façon de s’habiller en lui interdisant de porter des jupes ou des robes. Il s’approprie son téléphone et regarde tous les soirs les appels et les messages qu’elle échange avec son entourage, y compris avec ses filles.
Verrouiller le secret : il interdit à Alexandra de discuter avec son ex-conjointe, Laëtitia, quand celle-ci vient déposer ou reprendre leurs enfants. Il a peur que les deux femmes parlent entre elles des violences qu’il leur a infligées. Laëtitia glisse un jour à Alexandra une petite phrase qui en dit long : « Merci de m’avoir pris Sébastien, tu m’as sauvé la vie ».
Créer un lien indéfectible : Le couple décide d’avoir un enfant, soit-disant pour « sceller leur amour ». Une décision prise sous l’instance de Sébastien qui veut par cette grossesse sceller définitivement les barreaux de la prison autour de sa victime. On sait que dans 40% des situations de violences conjugales, les violences commencent au moment de la grossesse ou après l’accouchement.
L’escalade de la violence
Ça n’est pas un hasard si les premières violences physiques surviennent alors qu’Alexandra et Sébastien sont en vacances aux Canaries, un voyage supposé être romantique. Durant le séjour, il veut lui imposer une sodomie. À cran, en représailles à son refus, il s’alcoolise au whisky et la gifle. La consommation d’alcool est une circonstance aggravante pénalement en cas de violences puisque cela permet aux agresseurs de désinhiber et d’augmenter leur niveau de violence. En vacances sur une île, loin de chez elle et de ses proches, Alexandra peut difficilement partir pour se mettre à l’abri ou en parler autour d’elle pour obtenir de l’aide.
Lors d’un dîner chez Pascal, le frère de Sébastien, les deux hommes en viennent aux mains. Sur le chemin du retour, Sébastien se met en colère contre sa compagne qui s’est interposée entre lui et son frère pour apaiser la situation. En voiture, il accélère à plus de 150 km/h, empoigne Alexandra par les cheveux et lui cogne plusieurs fois la tête contre la vitre de la portière passager. Lorsqu’il ralentit, elle tire sur le frein à main pour arrêter le véhicule et prend la fuite. Il la rattrape, la fait tomber au sol et lui donne des coups de pied. Il la ramène ensuite jusqu’au véhicule où il la plaque contre le capot pour la frapper avec sa ceinture de cuir qu’il a retirée. Le lendemain de cet épisode, d’une violence extrême, il est tendre et attentionné. Au réveil, il lui dit : « Salut ma chérie, est-ce que tu as bien dormi ? »
Le même scénario se reproduit lors d’un dîner chez un collègue de travail. Sébastien boit plusieurs verres de whisky et s’emporte contre un couple d’invités avec qui il veut en venir aux mains. Alexandra l’emmène dans la cuisine où il fait un trou dans la porte en donnant un grand coup de pied. Au moment de partir, elle parle à ce collègue du coup de poing qu’elle vient de recevoir dans le ventre, alors qu’elle est enceinte. Elle confie qu’elle reçoit des menaces quotidiennes et qu’elle n’en peut plus.
Lorsque Alexandra ressent les premières contractions avant l’accouchement, Sébastien lui dit d’arrêter de « faire sa chochotte ». Elle sent qu’elle est sur le point d’accoucher et lui demande de l’emmener à l’hôpital, mais il refuse : « tu fais chier ». Alexandra monte alors dans la chambre à coucher, où elle accouche seule en 1h30, devant un miroir. Il l’entend crier et finit par appeler les pompiers ainsi que sa mère qui se précipite à leur domicile et ramasse le nouveau-né encore au sol. Le souvenir de cet accouchement reste un traumatisme pour Alexandra.
Le dépôt de plainte
En janvier 2016, un conflit éclate autour d’E., la plus jeune fille d’Alexandra. Ce jour-là, E. n’a qu’une heure de cours. Sébastien ne veut pas avoir à se préoccuper d’aller la chercher à l’école et demande à Alexandra de ne pas l’y envoyer. Elle obéit, mais la présence d’E. agace Sébastien. Il s’enferme dans le mutisme et descend plusieurs verres de whisky, son alcool de prédilection. La tension s’épaissit encore quand Alexandra annonce qu’elle doit emmener sa fille faire une course. Les insultes pleuvent : « Arrête de faire ta dame ! », « T’es qu’une salope ! », « Arrête de me répondre, ferme ta gueule ! » Il lui enfonce violemment les doigts dans les côtes, la gifle, l’attrape par le bras et la pousse en arrière contre les meubles de la pièce.
Dans la voiture, dans un renversement de la parentalité qui agit comme un électrochoc sur Alexandra, E. recommande à sa mère de partir, de quitter Sébastien. Alexandra a peur, elle s’inquiète pour elle-même mais aussi pour ses filles. Sébastien vient de se montrer menaçant envers elles : « J’vais t’tuer, j’vais buter tes morpionnes ! » Alexandra ne veut pas que les conséquences de son départ se répercutent sur ses proches. Dans l’après-midi, sa sœur la convainc d’aller porter plainte et son beau-frère l’accompagne au commissariat. Le médecin qui l’examine ne constate pas d’ecchymoses sur son corps, mais il remarque ses tremblements et son état de détresse émotionnelle. Il lui prescrit huit jours d’ITT, ce qui est conséquent et la reconnaissance d’un réel état de choc.
Interrogé par la police le lendemain, Sébastien reconnaît sa consommation d’alcool, la gifle, mais nie les insultes. Il se justifie en évoquant une vague de licenciements au travail et la crainte d’être lui-même remercié. Alexandra s’installe avec ses deux filles chez ses parents, mais une semaine après le dépôt de plainte, elle se remet avec Sébastien, « par amour » dit-elle. Au téléphone, il lui a promis qu’il ne recommencerait pas. Il s’est montré amoureux, attaché à son fils qui vient de naître et à la famille qu’ils forment ensemble : « je t’aime », « sans toi je suis rien », « puis notre petit bonhomme… ». Il a également eu recours au chantage affectif en menaçant de se suicider : « J’préfère me buter parce que sans toi j’pourrais pas survivre ». À la barre, elle conclut en levant les bras d’un air désolé : « l’amour rend aveugle ».
Était-ce réellement de l’amour ? Dans Loving to Survive (1994), l’autrice Dee Graham utilise le syndrome de Stockholm comme modèle pour comprendre la psychologie des femmes victimes de violences masculines. Quatre conditions sont nécessaires à l’apparition du syndrome de Stockholm, qui se caractérise par le développement d’un attachement de la victime à son agresseur afin d’augmenter ses chances de survie :
– la victime perçoit une menace à sa survie et pense que l’agresseur est prêt à mettre cette menace à exécution
– la victime perçoit de petits gestes de gentillesse de la part de l’agresseur dans un contexte général de terreur
– la victime est isolée des points de vue autres que celui de l’agresseur
– la victime n’entrevoit aucun moyen d’échapper à l’agresseur.
Pour Dee Graham, ces quatre conditions s’appliquent aux victimes de violences conjugales comme Alexandra. L’attachement traumatique, confondu avec le sentiment amoureux, désigne ce lien particulier que la victime développe avec son agresseur. Il ne s’agit pas réellement d’affection, mais plutôt d’une forme d’hypervigilance à l’autre, qui est perçu comme une menace.
Une médiation pénale inefficace
Une semaine plus tard, Sébastien accompagne Alexandra à l’hôtel de police pour qu’elle retire sa plainte. Certaines conditions sont posées à ce retrait. Sébastien doit suivre un traitement contre l’alcoolisme et se soumettre à des tests sanguins réguliers afin de prouver son sevrage. Le couple doit également être suivi par une assistante sociale et se rendre à un rendez-vous de médiation pénale. Dans les premiers temps, le sevrage alcoolique fonctionne. Mais rapidement, Sébastien cesse de prendre des comprimés et consomme de nouveau de l’alcool. Les violences physiques reprennent. Il bouscule Alexandra, la pousse en arrière en lui donnant des coups dans les épaules, lui empoigne les cheveux, lui donne des claques. Afin de la culpabiliser et de la paralyser, il lui répète constamment de façon accusatrice : « Tu vas aller porter plainte ? »
Lors des visites de l’assistante sociale, Sébastien s’arrange pour ne pas être présent mais explique à Alexandra ce qu’elle doit dire. Il demande après chaque visite un compte-rendu détaillé des échanges. Cinq jours avant le drame, le couple se rend au rendez-vous de médiation pénale. Dans la voiture, il la met en garde : « J’vais pas retourner en taule pour ta gueule ». À cause de la pression qu’il exerce sur elle, Alexandra se montre rassurante durant l’entretien et passe sous silence les violences qu’elle endure à la maison, en l’absence de témoins. Le médiateur note dans sa synthèse que « le couple est fragile » et que Sébastien est dans le déni de son alcoolisme. Quand les services sociaux arrêtent finalement leur suivi, quand le contrôle de son addiction est levé, Sébastien se sent libéré de ses obligations et laisse libre cours à sa haine et sa violence.
Dans les jours qui suivent, il reproche à Alexandra d’avoir laissé partir son fils alors qu’il lui a demandé d’appeler son ex-femme pour qu’elle vienne chercher l’enfant. « Je m’en suis prise plein la gueule », raconte-t-elle avec son franc parler. Sébastien lui donne de grands coups dans le ventre et la fait passer par-dessus le canapé du salon. « Il a déchiré mes vêtements tellement c’était violent ». Ses propos culpabilisants et insultants la sidère, lui font l’effet d’un « lavage de cerveau ». Elle se dit intérieurement : « Arrêtes de lui répondre, parce qu’il va te tuer ». Après un moment de répit pendant lequel elle s’isole dans la salle de bain, les violences recommencent dans la chambre à coucher. Sébastien lui attrape la tête et la cogne contre le cadre de lit, lui donne des coups de poing puis l’envoie dormir dans le salon. Le lendemain, elle a un énorme bleu à l’intérieur de la jambe, des bleus sur les bras et dans le cou. C’est la plus longue soirée de violences qu’elle ait connue jusqu’alors.
Vivre sous la terreur
Durant son témoignage, Alexandra mentionne les armes à feu présentes dans la maison, qu’elle appelle « l’arsenal ». Sébastien possède plusieurs fusils de chasse et de ball-trap, entreposés dans une simple vitrine fermée à clé dans le salon et dans une autre vitrine dans la chambre à coucher. Il en achète et en revend régulièrement. Lors de la perquisition, 8 armes ont été saisies. L’une d’entre elles a été retrouvée sous le lit du couple. Sébastien possède également 1 200 cartouches et plusieurs couteaux de chasse.
Alexandra explique qu’il utilise à plusieurs reprises des armes à feu pour la menacer, le canon posé contre son cou. Ces armes sont parfois chargées. L’expert en balistique précise que sur certains fusils, le cran de sûreté n’est pas enclenché. Lorsque la juge interroge Alexandra pour savoir si elle était effrayée par la présence de ces armes, elle répond par la négative. Cette affirmation étonne et révèle des dissonances cognitives toujours présentes quatre ans après les faits, malgré un travail thérapeutique. Elle ne peut toujours pas conscientiser le sentiment de terreur provoqué par le fait d’avoir vécu sous la menace constante qu’il se serve contre elle de ces armes létales.
Par ailleurs, Sébastien impose à Alexandra des rapports sexuels (des viols) tous les jours : « pour lui c’était une addiction, comme l’alcool », « Il en voulait toujours plus ». Les violences sexuelles sont extrêmement traumatisantes : 80% des victimes de viols développent des troubles psycho-traumatiques chroniques, comme des états de stress post-traumatiques, contre 24% des victimes de traumatismes en général. Elles provoquent un sentiment de terreur chez les victimes, une sensation de mort imminente.
Consommateur de porno, Sébastien achète des sex toys avec lesquels il initie des pratiques sadomasochistes. Il s’arroge le rôle du dominant et lui impose celui de la dominée. Il la traite de « chienne », de « salope », l’attache, l’étrangle lors de la pénétration et lui impose des fellations (des viols selon le code pénal). « La limite, c’était sa satisfaction », se souvient-elle.
Obsédé par sa propre virilité, Sébastien exprime sa violence avec fracas, verbalement et physiquement, se passionne pour les armes et commet des agressions sexuelles à répétition sur ses conjointes. En tant que féministes, nous reconnaissons là un comportement criminel typique des hommes qui haïssent les femmes, les violentent pour les réduire à un statut d’objet sexuel à leur merci.
Une situation explosive
En grande détresse, Alexandra ne sait plus quoi faire ni vers qui se tourner. Elle pense qu’elle ne peut plus demander de l’aide à sa famille après le premier dépôt de plainte et son retour auprès de Sébastien. Elle se confie aux deux femmes qu’elle considère comme ses amies au sein de la bande à Jojo : elle leur explique que le « Robin » qu’elles connaissent n’est pas celui avec qui elle vit au quotidien, qu’il la frappe et qu’elle a porté plainte. Mais les deux femmes ne la croient pas. En paraissant un ami agréable, Sébastien a mis en place une des stratégies de l’agresseur : recruter des allié·es, afin que sa victime paraisse folle, que personne ne puisse la croire si elle osait un jour leur parler des violences subies.
De plus, Alexandra était certainement dissociée, une conséquence normale des violences. La dissociation est un mécanisme psychique de survie qui coupe une victime de ses émotions et ses ressentis corporels lorsque ceux-ci deviennent un danger pour son organisme (comme un fusible qui saute en cas de surtension). Mais la dissociation donne aussi aux victimes un apparent détachement qui les empêche d’être secourues. Elle affecte leur crédibilité, la capacité de leur entourage à ressentir de l’empathie pour elles, car les neurones miroirs ne sont pas activés face à une personne en partie anesthésiée.
Ce sont les collègues d’Alexandra qui témoignent de leur inquiétude, la semaine précédant le drame. Elle paraît triste, n’a plus d’entrain ni d’optimisme. Une collègue remarque qu’elle est livide au retour d’une pause déjeuner. Durant cette semaine, Sébastien est en arrêt maladie. Son corps supporte mal la prise du traitement contre l’alcoolisme et sa consommation simultanée de whisky. Il oblige Alexandra à rentrer tous les midi pour subir un interrogatoire. Il veut savoir ce qui se passe au travail en son absence et tente d’imposer des violences sexuelles.
Un problème de santé rend les rapports sexuels douloureux pour Alexandra. Elle les refuse mais endure des représailles : il la prive de sommeil en lui interdisant d’aller se coucher avant lui (lui ne travaille pas dans la journée et peut donc veiller tard). Lorsqu’elle s’endort dans le canapé, il lui donne des coups de pieds ou des coups de coude. Dans la chambre, il écoute la musique ou la télévision avec le volume à fond, et la réveille en lui braquant la lumière d’une lampe dans les yeux. « Je dormais mieux en prison qu’à côté de lui parce que personne ne me frappait en prison. C’est dingue mais c’est vrai », raconte Alexandra. Le midi, elle n’a donc pas le temps de manger, entre les trajets et les conflits imposés par Sébastien. Le soir, elle ne peut pas dormir lorsqu’elle en a besoin. « Il était devenu comme un caïd. J’étais rien pour lui, un objet, un défouloir ».
La mort de Sébastien
Lorsqu’arrive le week-end, Alexandra est dans un état d’épuisement physique et psychologique avancé. Un accident de quad le samedi vient servir de prétexte à la colère de Sébastien. Il insiste pour qu’elle essaye son quad, trop grand pour elle. Lorsqu’elle fait une chute et se retrouve projetée contre un arbre, il s’emporte contre les dégâts matériels sur l’engin. Le dimanche matin, prenant comme prétexte l’accident de la veille, il est d’humeur massacrante. Il commence à boire du whisky vers 10 heures et la traite de « grosse pute », menace de jeter sa voiture contre un mur en représaille.
Après avoir fait le ménage, Alexandra décide de prendre sa douche sans attendre Sébastien. Au quotidien, il lui interdit de se laver sans sa permission. Il s’installe habituellement dans la salle de bain pour la regarder ou la prendre en photo. Pour l’expert psychiatre, visiblement ignorant en matière de féminisme, Sébastien vivait ces « moments d’hygiène partagés comme un exutoire sexuel » (on se demande où est le partage !) Sébastien s’empare de ce nouveau prétexte pour laisser libre court à sa violence contre sa compagne. Il l’insulte et la maltraite. Elle garde le bébé contre elle comme un bouclier, pensant qu’il ne la frappera pas avec l’enfant dans les bras. Mais il la gifle, lui reproche de s’occuper davantage du bébé que de lui.
Dans l’après-midi, il tente de nouveau de lui imposer des violences sexuelles. Alexandra, qui n’en peut plus, parle de le quitter. Mais les violences continuent de pleuvoir. Il lui met un coup de pied dans les côtes alors qu’elle joue avec le bébé. Il lui donne des claques, menace de la tuer elle et ses enfants : « tes morpions y vont crever ». Il l’attrape par les cheveux et lui cogne la tête contre la vitrine des armes du salon, lui demandant de choisir l’arme avec laquelle il va la tuer : « j’vais t’buter, tu partiras les pieds devant ; j’lai déjà fait ».
Quand Laëtitia, l’ex-compagne de Sébastien, vient chercher les enfants en fin d’après-midi, c’est Alexandra qui vient lui ouvrir. Laëtitia veut discuter avec Sébastien. Les enfants sont à l’étage, ils ont passé l’après-midi dans leur chambre pour éviter l’atmosphère pesante qui règne dans la maison. Alexandra rentre et appelle Sébastien d’une voix forte. Lorsqu’elle se rapproche de lui, il lui glisse : « quand l’autre va être barrée, j’te défonce la gueule ». Terrorisée par la menace, elle fait volte face, ouvre la vitrine des armes et saisit son fusil ainsi que deux munitions. Elle ouvre le fusil, la cartouche factice saute et elle y glisse une véritable cartouche. Sébastien se lève du canapé et s’avance vers elle, fortement alcoolisé ; l’autopsie révèle qu’il a 1,74 grammes d’alcool dans le sang.
Ensuite, Alexandra peine à reconstituer l’enchaînement des faits, ce qui est typique des récits de victimes : la disjonction traumatique déclenchée par une situation de violence extrême entraîne une perte des repères et empêche de recouvrer toute la mémoire chronologique des faits. Selon elle, Sébastien se saisit du canon du fusil afin de s’emparer de l’arme et elle tire de son côté pour l’en empêcher. Le fusil, secoué, fait l’objet d’une lutte où elle sait qu’il veut la tuer. Le coup part. Elle entend la détonation mais ne réalise pas ce qui vient de se passer. Ce n’est que lorsqu’elle voit la blessure de Sébastien qu’elle comprend. Elle cherche alors à lui sauver la vie ; elle prévient les secours et fait un point de compression sur la plaie. Lorsqu’elle entend l’hélicoptère, elle espère qu’il va s’en sortir. Les gendarmes la voient croiser les doigts. Mais Sébastien décède avant que les secours aient réellement pu intervenir.
À la barre, Alexandra explique qu’elle a attrapé le fusil pour le dissuader de lui faire du mal, « pour partir, pour s’enfuir avec les enfants et le quitter ». Elle invoque un acte irréfléchi, une « putain d’erreur ». Nous, féministe, savons qu’elle n’a pas commis une erreur, mais qu’elle a fait preuve d’un courage hors du commun pour sauver sa vie.
Un verdict qui interroge
Alexandra Richard a été condamnée à une peine de 10 ans de prison ferme. Le verdict valide la thèse d’un tir volontaire et écarte celle de l’accident, sans tenir compte du contexte des violences conjugales extrêmement graves qu’elle a subies. Vu les circonstances, on aurait pu s’attendre à plus de clémence de la part des magistrats et des jurés, comme dans l’affaire Bernadette Dimet. Cette dernière a été condamnée à 5 ans de prison avec sursis en février 2016 pour avoir tué son mari violent de deux coups de fusil. Initialement accusée d’assassinat, elle a finalement été condamnée pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Dans le cas d’Alexandra, la procureure avait demandé une condamnation pour violences volontaires, mais, fait rare, la cour d’assise s’est montrée plus sévère en retenant l’homicide volontaire. L’expert psychologue a pourtant démontré qu’Alexandra n’a pas le profil d’une meurtrière, et l’expert balistique a confirmé que son récit était « techniquement plausible ». Alors que s’est-il passé ?
Les plaidoiries à charge des avocates des parties civiles, ainsi que le réquisitoire de la procureure ont certainement semé le doute quant à la crédibilité du témoignage d’Alexandra. Elle aurait donné plusieurs versions des faits, entre sa garde à vue et son témoignage au tribunal. En réalité, ces « versions » se complètent les unes les autres et montrent ses efforts pour comprendre ce qui s’est passé ce jour-là. L’avocate de l’ex-femme de Sébastien a également attaqué la personnalité d’Alexandra : « elle portait la culotte », « elle était capable de répondre » (il faudrait toujours se taire face à un homme, a fortiori son conjoint violent ?), « elle a du caractère » et « des moyens de défense inhabituels ». Mais surtout, « elle sait mentir » (ce qui lui a certainement permis de se protéger jusque-là, elle et ses enfant·es, dans ce contexte de violences extrêmes).
L’avocate des parents de Sébastien renchérit : Alexandra a pu raconter son histoire, mais Sébastien n’est plus là pour donner sa version des faits. On retrouve l’argument masculiniste régulièrement utilisé contre les femmes pour les dissuader de porter une affaire en justice : cela serait parole contre parole. Et pour l’avocate, dans ce cas précis, une voix manque pour connaître la vérité qui se trouverait quelque part entre les parties. Elle accuse Alexandra d’avoir forcé le trait, d’avoir dépeint Sébastien comme un monstre et d’avoir, à une occasion, utilisé le mot « tortionnaire » pour le décrire. Si l’avocate reconnaît les « excès » et les « abus » de Sébastien (comment les nier face à autant de témoignages et de preuves ?), elle met en doute les épisodes violents les plus graves révélés durant le procès : « où sont les bleus ? », a-t-elle l’indécence de demander à la cour.
Non assistance à femme en danger
Outre les tentatives pour décrédibiliser la personnalité et la parole d’Alexandra, on ne peut que constater l’ignorance de la cour concernant les mécanismes et réalités des violences conjugales. Plusieurs fois au cours du procès, il a été rappelé à Alexandra qu’elle aurait pu partir et qu’elle n’avait pas besoin d’arme. C’est décider de ne pas prendre en compte l’état de terreur permanente dans lequel elle vivait et qui la mettait en hyper vigilance vis à vis de Sébastien. De plus, tenter de contrôler la violence masculine semble souvent plus sécurisant que de la fuir pour les femmes qui en sont victimes. Ce n’est pas une appréciation erronée quand on sait que les violences les plus graves, notamment les féminicides, se produisent en majorité dans un contexte de séparation, lorsque la victime trouve précisément le courage héroïque de quitter le bourreau. Rappelons qu’en 2019, 153 féminicides ont été recensés.
Alexandra était en danger de mort, c’est un fait : Sébastien la menaçait verbalement, mais il la menaçait aussi avec des armes à feu qui pouvaient être chargées. Il menaçait également ses deux filles et son père. Il était déjà passé à l’acte de tirer sur une personne par le passé, ce qui lui avait valu une condamnation (bien trop courte pour une tentative d’homicide !). Quelques heures avant les faits, il lui a demandé de choisir l’arme avec laquelle il allait la tuer. Alexandra avait des raisons valables de prendre les menaces de Sébastien au sérieux et de considérer que sa vie et celle de ses proches étaient en danger. Il ne suffisait pas, comme on a pu l’entendre, de passer la porte de la maison pour tourner la page. Quand la procureure générale a déclaré : « on ne répond pas à la violence par la violence », quel message a-t-elle envoyé aux femmes qui en sont victimes ? Doivent-elles se laisser tuer ? Quelle alternative leur propose-t-on à la mort ou la prison ?
Car, dans ce cas précis, et dans un grand nombre de cas de violences masculines qui aboutissent à un féminicide, la sonnette d’alarme avait été tirée. L’État est responsable d’un certain nombre de dysfonctionnements que l’on pourrait qualifier de non assistance à personne en danger. Lors du dépôt de plainte, Alexandra a signalé « 7 ou 9 fusils de chasse » qui n’ont pas été saisis comme cela est pourtant prévu par la loi. Suite à ce dépôt de plainte, une médiation a été mise en place, mesure que l’on sait inefficace voire dangereuse dans les cas de violences conjugales. Elle est prohibée par la Convention d’Istanbul qui a été signée par la France. De même, le suivi par une assistante sociale n’a pas permis de protéger Alexandra qui était sous l’emprise de son compagnon. Et personne n’a retrouvé de trace de la procédure lancée après le signalement d’un des enfants par son établissement scolaire !
Une hostilité mâle déguisée
Coïncidence : le procès s’est déroulé la semaine du 25 novembre, Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes. Ce jour-là, lorsque le rassemblement féministe au pied du Palais de l’INjustice s’est fait entendre dans la salle d’audience, la juge incommodée a lâché ce commentaire : « Absolument désolant ! Si c’est la justice qu’ils [sic] réclament, ils devraient nous laisser faire notre travail » (de sape des femmes ?).
Il y avait sans doute, du côté des magistrats comme du côté des parties civiles, la crainte de voir le procès d’Alexandra Richard se transformer en procès politique et médiatique. On a pu voir des sourcils se froncer et des yeux se lever au ciel à chaque fois que Maîtresse Tomasini, l’avocate d’Alexandra, mentionnait le nom de son ancienne cliente Jacqueline Sauvage. Celle-ci a été condamnée à 10 de prison pour avoir tué son mari de trois coups de fusil dans le dos en 2012, après 47 ans de violences conjugales. Elle a reçu la grâce présidentielle en 2016, suite à une forte mobilisation féministe et à la médiatisation de son procès.
On comprend dès lors l’inquiétude des parties civiles et l’importance de minimiser la question des violences pour faire condamner Alexandra. L’avocate des parents de Sébastien l’a ainsi accusée de « se faire passer pour l’archétype de la femme victime de violences » et la procureure a interpellé les jurés en affirmant que « la victimisation des femmes battues n’avait pas sa place au tribunal ». Qu’entendait-elle par victimisation ? Si le fait de considérer la souffrance des femmes victimes de violences conjugales n’a pas sa place au tribunal, où alors ?
Encore plus fou ! Le juge assesseur a demandé à Alexandra : « N’est-il pas possible que [Sébastien] vous ait dit qu’il allait vous quitter avant que vous ne preniez l’arme ? » Cette question, complètement déconnectée des faits, pourrait laisser penser que l’on n’a jamais mentionné de violences conjugales au cours du procès et qu’Alexandra était juste une femme blessée, humiliée, et incapable d’accepter le départ de son compagnon. Un renversement complet des rôles, quand on sait qu’elle cherchait à échapper à l’emprise et aux violences de son conjoint. Ce n’est pas anodin que cette question cruelle ait été posée par un homme.
Les survivantes
Maîtresse Tomasini a dénoncé ces plaidoiries « déconnectées de la réalité » et dit tout haut ce que chacun·e pense tout bas : « ça aurait pu être [Alexandra] qui se retrouve sur la table d’autopsie ; ça aurait pu être Laëtitia ». En effet, Sébastien est arrivé un soir chez sa sœur les mains pleines de cartouches, à la recherche d’un fusil pour tuer Laëtitia qui avait réussi à l’empêcher de la violer par sodomie.
Sébastien Gest était une bombe à retardement. La procureure représente la société et l’intérêt public, une société qui n’a pas su sanctionner Sébastien quand il le fallait. Une société qui a laissé un homme s’enfermer dans une spirale destructrice et emmener tout le monde avec lui, tou·tes les protagonistes de ce procès : sa compagne, ses enfant·es, ses parent·es, ses ami·es. Une société qui réclame et obtient 10 ans de réclusion criminelle pour Alexandra, alors qu’elle a été la victime de la haine et de la violence misogyne de Sébastien. Pourquoi les victimes sont-elles considérées comme coupables ? Où est l’empathie pour les femmes ?
Jacqueline, Bernadette, Laëtitia, Alexandra… Elles ont toutes fait face à la même volonté de destruction et d’annihilation misogyne. Elles ont toutes survécu – peut-être est-ce ce que la société patriarcale leur reproche. Elles sont des survivantes que nous devrions écouter, aider et protéger, plutôt que de les jeter, parfois face à face comme Laëtitia et Alexandra dans ce procès, aux mains de la justice. Alexandra a passé 1 an et 10 jours en détention préventive (elle tient à cette précision car « 10 jours, c’est long »), ce qui est tout à fait scandaleux puisqu’elle ne représente absolument pas un danger pour la société. Depuis sa sortie, elle a retrouvé du travail. Elle est soutenue par ses nouvelles collègues qui sont présentes au tribunal. Ses parents sont également à ses côtés, ainsi que sa fille E., des amies et des voisines. À l’annonce du verdict, tou·tes sont sous le choc. Alexandra et E. se prennent dans les bras, en pleurs. Elles échangent leurs chaussures (talons contre chaussures plates) et c’est dans les converses bleues de sa fille qu’Alexandra sort du tribunal, encadrée par plusieurs policiers. Elle passera encore des jours injustement en prison, le temps de déposer une demande d’appel dont nous espérons que la résolution sera juste cette fois.
Comme Jacqueline Sauvage, Alexandra Richard est en passe de devenir le symbole malheureux d’une justice patriarcale. Les professionnel·les de notre système judiciaire n’ont donc toujours rien appris depuis 2016
Léa Colin