Petite histoire du droit de vote des femmes
Faire entendre sa voix. Pour pouvoir améliorer la qualité de vie de la population, ce qui devrait être le souci premier de la vie politique, il faut commencer par entendre ce que les gens ont à dire, leurs problèmes.
En 1908, Madeleine Pelletier écrivait ainsi : « L’alcoolisme et la prostitution ont, de plus, grandement diminué dans les pays où les femmes votent. Cela se comprend aisément, car ce sont les femmes qui ont le plus à souffrir de ces deux fléaux sociaux. La réglementation de la prostitution, l’emprisonnement arbitraire de femmes qui n’ont commis aucun délit […] sont des monstruosités dans des pays civilisés. Et il n’est pas douteux qu’en France, dès que les femmes seront électeurs, cette coutume d’égoïsme masculin sera abrogée. » (1)
Pour accéder à l’espace public de la délibération politique, le droit de vote et l’éligibilité sont deux éléments cruciaux. L’invisibilisation habituelle des femmes de notre histoire et de notre mémoire a fait que beaucoup ne retiennent que l’ordonnance du général de Gaulle, considérée comme une récompense pour ce que les femmes ont fait pendant la guerre, mais c’est passer sous silence près d’un siècle et demi de luttes féministes, des grands mouvements, des grandes figures, qui ont mis le débat sur la place publique, l’ont entretenu, et en ont fait un enjeu politique.
1848 et l’instauration du vote au suffrage dit universel est une date à retenir dans l’exclusion des femmes de la vie publique. Elle marque le passage, progressif, d’une vision du vote familialiste (dans le suffrage censitaire) à une vision individualiste mais hiérarchisant hommes et femmes, ces dernières n’étant pas considérées comme citoyennes. (2) Les personnes qui défendent alors le droit de vote des femmes sont le socialiste Pierre Leroux à l’Assemblée (il met en avant l’héritage d’Olympe de Gouges et de Condorcet) et les « légions en jupon » de la journaliste Eugénie Niboyet et des sociétaires de la Société pour l’émancipation des femmes de Jenny d’Hericourt. A côté des pétitions et des journaux, Jeanne Deroin se présente aux élections de 1849, même si sa candidature est illégale. Cette dernière mentionne en 1852 la Declaration of sentiments and principles, dite convention de Seneca Falls (1848), date clé aux Etats-Unis pour le suffragisme et la prise de conscience en faveur de l’abolition de l’esclavage. (3) L’universel étant considéré comme masculin, les féministes qui prennent à leur compte l’avantage du vote des femmes en raison des particularités de leur sexe sont inaudibles, comme on le lit chez Madeleine Pelletier, même si celles et ceux qui, suivant Condorcet, dénoncent l’universalisme tronqué, étaient à peine plus écouté-e-s. Cependant, le poids du rapport de force entre hommes et femmes n’est pas qu’une question de valeurs, il est également une question de mentalité et de préjugés : « Citoyennes Tricoteuses en 1793, Vésuviennes de 1848, Pétroleuses de 1870 : ainsi se constitue une véritable contre-imagerie de la féminité, des femmes ayant voulu profiter du désordre des révolutions pour déchaîner leur violence et voulant jouer un rôle n’étant pas le leur, la politique, dans lequel elles ne pouvaient être que dangereuses. […] L’utilisation répétée de cette construction historique tout au long du débat sur le vote des femmes avait bien comme but final d’éloigner les femmes de la politique, par la vertu du contre-exemple, comme le fait remarquer le comte de Gasparin : « Quiconque se rappelle [de ces événements] ne se sentira pas pressé d’enlever la barrière qui, jusqu’à ce jour, sépare les femmes de la vie publique ». (4)
Dès les premiers mouvements féministes, ce différentialisme républicain est présent. Il explique que le droit de vote des femmes ne soit pas toujours une revendication majeure à la fin du Second Empire et au début de la Troisième République, par exemple chez Léon Richer et Maria Deraismes, plus préoccupé-e-s de droits civils que civiques. Pourtant, c’est grâce à une mise en lumière des contradictions des contempteurs du droit de vote des femmes que le suffragisme va revenir vers la fin du siècle. L’activisme sans relâche d’Hubertine Auclert, la « suffragette française », marque l’influence de la situation anglaise, avec le mouvement très virulent des suffragettes (le récent film de Sarah Gavron le met en lumière) ou les écrits de John Stuart Mill (L’Assujetissement des femmes parait en 1869). « Républicanisme et féminisme sont au cœur du propos d’Hubertine Auclert. Elle met en place une dialectique basée à la fois sur la théorie et la pratique représentées par le principe républicain du suffrage universel et sur l’utilité sociale du vote des femmes. […] Le premier point important du discours d’Hubertine Auclert est l’égalité entre les sexes, présupposé encore peu partagé en 1878. En tant qu’êtres humains, hommes et femmes ont les mêmes droits et les mêmes devoirs, dans le cadre d’un système politique fondé sur l’égalité, comme la République. Elle réfute l’argument de l’infériorité physique ou intellectuelle des femmes. Le deuxième point de son argumentaire s’appuie sur la nature du régime et sur ses grands principes, auxquels la femme ne doit pas déroger. Hubertine Auclert veut prouver que la République ne peut être complète qu’avec les femmes, car cette inclusion est inhérente à ses principes. L’émancipation de l’humanité passe par celle des femmes. […] « Républicains, qui vous croyez radicaux, socialistes, et qui niez le droit politique des femmes, vous n’êtes que des autocrates, vous niez la liberté, vous niez l’égalité. […] Réfléchissez, Messieurs, et au nom de la justice, au nom de la liberté, abdiquez votre royauté masculine. » (5)
En 1881, l’ « anarcho-réformiste » Léonie Rouzade est la première française à solliciter un mandat officiel, l’administration ayant été prise de cours pour l’interdire (elle obtient 57 voix sur 1122 suffrages exprimés, dans la municipale partielle du 12e arrondissement de Paris). La multiplication des campagnes médiatiques pour le droit de vote des femmes fait que le sujet s’installe dans l’espace médiatique à partir de 1885 (même La Croix et Le Figaro finissent par en parler !) mais l’antiparlementarisme de gauche limite l’évolution de la question.
Le sujet ne devient véritablement important qu’à partir de la toute fin de la décennie 1890, quand l’organisation du féminisme se fait par des grands mouvements et par la multiplication des journaux. En 1901 est fondée le Conseil National des Femmes Françaises (CNFF), qui fédère une trentaines d’associations féministes, sous l’impulsion de femmes plus modérées. Sarah Monod, Julie Siegfried, Adrienne Eugénie Avril de Sainte-Croix ou Maria Pognon sont les figures d’une fédération de plusieurs dizaines de milliers de personnes (28000 en 1901, 73000 en 1906), et vont se faire se rencontrer le féminisme philanthrope et républicain d’une certaine bourgeoisie avec le militantisme de femmes impliquées dans des partis ou des syndicats.
Les modes d’action sont pourtant radicalement différents : Hubertine Auclert renverse une urne en signe de protestation en 1908, les journaux en parlent car c’est spectaculaire. En 1909, Jeanne Schmahl, présente dès 1898 dans le premier Comité Central à la création de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH), qui est un gage de sa modération, fonde l’Union française pour le suffrage des femmes (UFSF) et se donne pour but de diffuser l’idée du suffrage des femmes partout en France en multipliant les conférences. Alors quand le CNFF reprend officiellement l’idée du suffragisme en 1906, et quand quelqu’un de l’envergure de Ferdinand Buisson (lui aussi à la LDH) remet en 1910 un rapport monumental en faveur du droit de vote des femmes aux élections locales à l’Assemblée Nationale sur le sujet, peu de personnes doutent qu’une majorité ne puisse être trouvée dans les mois ou les années qui viennent. Les différents votes au Parlement butent cependant sur le Sénat, plus conservateur que l’Assemblée Nationale.
Mais arrive la première guerre mondiale. Et son cortège de patriotisme et de nationalisme. Maurice Barrès, nationaliste et antisémite bien connu, théorise la terre et les morts, c’est-à-dire l’idée que les morts français (en particulier ceux tombés à la guerre) imprègnent le sol français, et « parlent » aux vivants qui sont « enracinés » dans la terre. Les extrêmes droites aujourd’hui sont encore imprégnées de ce républicain devenu boulangiste, qui osa aller sur des terrains qui n’étaient pas les siens a priori, et qui a fait des propositions qui semblaient progressistes mais pour de mauvaises raisons, engageant un semblant de républicanisme dans des impasses. Il propose ainsi en 1916 de faire voter les héros morts à la guerre en donnant un bulletin à leur veuve. Aussi étonnante que soit cette idée, qui est donc loin d’être suffragiste en tant que telle, elle a le mérite de relancer le débat sur le vote des femmes ! (6)
Après la guerre, le débat est modifié, il a été dirigé vers un « vote-récompense ». Les femmes, pour leur courage pendant la guerre, se verraient récompensées en obtenant le droit de vote. L’argument ne trouvera jamais de majorité au Sénat. Pas moins de 24 propositions de loi sont faites à l’Assemblée Nationale entre 1922 et 1932, contre trois seulement déposées au Sénat, qui invariablement finit par les rejeter.
Les organisations telles que le CNFF et l’UFSF continuent leurs actions (la figure de Louise Weiss est ici marquante, ces associations regroupent respectivement 300 000 adhérents en 1936 pour la première et 100 000 en 1920 pour la seconde !), des candidates de plus en plus nombreuses sont comptées dans les élections, il leur arrive même d’être élues (notamment sous les listes portées par les communistes), même si elles ne peuvent être éligibles et donc leur élection finissent par être invalidées. Pourtant, lorsque la décision en annulation se fait attendre, ces femmes élues siègent effectivement comme conseillères municipales, ce qui contribue à la banalisation de femmes exerçant un mandat.
En 1936, trois femmes entrent pour la première fois dans un gouvernement, celui du Front Populaire. Il s’agit d’Irène Joliot-Curie, de Cécile Brunschvicg (alors présidente de l’UFSF) et de Suzanne Lacore.
On connaît enfin la suite. La seconde guerre mondiale arrivant, Vichy rétablit le suffrage familial (y compris au nom de l’ « éternel féminin ») et exclut temporairement les femmes de la politique. A la sortie de la guerre, une nouvelle proposition de loi du suffrage des femmes est adoptée largement dans la lignée de ce qui se passait à l’Assemblée consultative provisoire d’Alger. Le général de Gaulle signe l’ordonnance le 21 avril 1944, et les françaises se rendent aux urnes pour la première fois aux municipales les 29 avril et 13 mai 1945.
En refaisant cet historique, on remarque à la fois le poids des préjugés et des représentations qui font que l’on refuse ou accepte de suivre ce qui devrait être conforme aux valeurs. On voit également les arguments changer, et s’adapter à l’importance que peuvent avoir des institutions comme le Sénat, surtout quand peu de femmes y siègent (on se rappelle comment le Sénat entre 2013 et 2016 a géré le texte de loi sur l’abolition du système prostitutionnel ou des amendements sur le harcèlement sexuel).
Voter parait aujourd’hui non seulement souvent inopérant, mais aussi banal (on entend parfois qu’on voterait trop !). Or voter doit être l’aboutissement d’un processus de délibération dans lequel ce sont bien les électeurs, et donc aussi les électrices, qui doivent peser pour imposer leurs thématiques. Voter ne peut pas être un acte pour se dédouaner de notre responsabilité politique, soyons exigeant-e-s envers les élu-e-s, tout le temps, et pas seulement au moment des élections !
1 : Madeleine Pelletier, La question du vote des femmes, La Revue Socialiste, septembre 1908.
2 : Lire Anne-Sarah Bouglé-Moalic, « Le vote des françaises », chapitre I., qui explique la signification du suffrage universel masculin, autant du point de vue des rapports sociaux femmes/hommes de l’époque que du point de vue politique.
3 : Bouglé-Moalic, op.cit., p.102. Angela Davis parle longuement des liens entre féministes blanches et de la condition des personnes racisées à Seneca Falls dans Angela Davis, « Femmes, race, classe ».
4 : Bouglé-Moalic, op.cit., pp.63-64. La citation d’Agénor de Gasparin se trouve dans son livre daté de 1872, Les réclamations des femmes.
5 : Bouglé-Moalic, op.cit., p.107. La dernière citation d’Hubertine Auclert est tiré de son discours de 1878.
6 : Bouglé-Moalic, op.cit., p.206. Les féministes ne suivent pas Maurice Barrès évidemment, en particulier à cause de la force du pacifisme dans le mouvement, Hélène Brion en est l’exemple un peu emblématique. Lire de Colette Avrane.