Ordonner et dominer : quels enjeux de pouvoir à l’œuvre dans nos bibliothèques ?
“Ordonner une bibliothèque est une façon silencieuse d’exercer l’art de la critique.”(1)
Jorge Louis-Borges(1986)
Enfante, j’ai fréquenté ma médiathèque de quartier avec beaucoup de décontraction. J’y ai été une butineuse professionnelle. La table de présentation était mon oasis. J’ignorais que derrière ce soigneux agencement de livres, il y avait des choix éclairés de professionnel.les, fièr.es de leur pouvoir de prescription. Je pillais donc régulièrement cette table puis allais errer dans les rayons sans me préoccuper le moins du monde des noms d’auteurs et autrices. Aujourd’hui adulte, je suis devenue la bibliothécaire qui prépare soigneusement ces tables de présentation. Lorsque j’observe des petit.e.s lecteurs et lectrices déambuler dans les rayons de ma médiathèque, j’ai conscience des lacunes et des biais des collections publiques que nous proposons. J’ai compris que les univers auxquels j’avais eu accès en toute liberté jeune lectrice dans ma médiathèque de quartier n’étaient pas neutres. J’ai aussi compris que ma rencontre (très !) tardive avec certaines autrices n’est pas dû au hasard. Ces autrices n’existaient tout simplement pas dans les collections.
De fait, selon Jorge Luis Borges, le bibliothécaire exercerait, dans la discrétion et sans tapage, un acte critique sur l’ensemble de sa collection.
Cette notion de « critique » est déterminante pour comprendre les logiques de sélection et de production de notre savoir. Si ordonner, c’est critiquer, alors le bibliothécaire est détenteur d’une forme de pouvoir, à savoir celui de mettre en lumière ou au contraire d’invisibiliser un contenu. Tout acte de classement reviendrait à un acte de « priorisation »(2). Nos bibliothèques seraient donc le théâtre de jeux de pouvoir insoupçonnés. Faut-il se méfier de cette mise en ordre comme le faisait Diderot « Méfiez-vous de celui qui veut mettre de l’ordre. Ordonner c’est toujours se rendre maître des autres en les gênant » ou au contraire la considérer comme une pratique normale de notre société ?
Sans appeler à une suspicion généralisée, c’est en vérité la croyance d’une neutralité des politiques d’acquisition et de classification de nos bibliothèques et centres d’archives qu’il est intéressant d’interroger. Bess Sadler(3) explique ainsi comment les bibliothèques seraient des lieux reproduisant inégalités, préjugés, ethnocentrisme, et déséquilibres de pouvoir au travers de ses politiques documentaires et pratiques de recrutement. Elles feraient partie des instances productrices et reproductrices de normes sociales. Le Genre en tant que catégorie d’analyse(4) interviendrait dans les choix des prescripteurs à tous les niveaux de décision, y compris dans nos bibliothèques, et seraient source d’inégalités.(5)
Pourtant, et contrairement à son voisin anglo-saxon, la production académique française reste encore très hermétique à l’intégration de ces problématiques (« études de genre ») pour interroger les conditions de production et les usages de nos sciences humaines. La tradition nationale persisterait à rester « Gender blind »(6).
Aveuglées, nos bibliothèques ?
Florence Salanouve propose d’expliquer ce phénomène au travers de trois constats :
– une difficulté à intégrer une approche critique et transversale à une discipline – les sciences de la communication et de l’information – elle-même en pleine redéfinition.
– un attachement français à un héritage positiviste caractérisé par une revendication de neutralité et d’objectivité. Les études de genre qui s’inscrivent dans les traces des théoricien.ne.s de la déconstruction mettent en cause la prétention à l’universalité des résultats issus des pratiques positivistes.
– la prégnance d’un universalisme républicain se traduisant par l’idéologie d’une citoyenneté, d’un service public neutre non caractérisé racialement, ethniquement, religieusement etc (7).
Sans nier ces difficultés, il est important d’encourager le « gender turn »(8) dans le domaine des sciences de l’information et de la communication. Le « gender turn » offrirait un prisme d’analyse permettant de décrypter les différents aspects (économiques, épistémologiques, techniques etc.) des conditions de production des savoirs.(9)
Ces outils documentaires qui nous parlent
En médiathèque, un des outils informatiques utilisé pour classifier et ordonner est l’indexation. L’indexation consiste à qualifier un objet avec des mots-clefs. Cela permet notamment de faire une recherche en ligne sur le site internet de votre médiathèque. Par exemple, le livre « Speculum de l’autre femme » de Luce Irigaray dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de France, peut être trouvé avec les mots-clefs « sexualité féminine » ou « femme (philosophie) ».
L’indexation est nécessaire pour faire exister une information dans une masse. En bibliothèque, la masse c’est la base de données qui répertorie tous les livres présents dans la bibliothèque, en rayons mais aussi en réserves (on oublie bien souvent cette partie immergée de l’iceberg). L’indexation est indispensable pour retrouver un document. Mais c’est un outil qui qualifie et donc qui n’est pas neutre. Le langage d’indexation utilisé par la Bibliothèque nationale de France (10) en est la preuve : dans ce langage, Florence Salanouve remarque que dans les mots-clefs assimilés à « Études de genre » se trouve le mot-clef « théorie du genre ». Concrètement cela signifie que le mot-clef « Études de genre » équivaut à « théorie du genre » dans ce langage. Et vice versa.
Or, on ne le répétera jamais assez, la « théorie du genre » en tant que véritable corpus scientifique, n’existe pas. Il n’y a pas une théorie mais bien des recherches et des biais sur le genre. La « théorie du genre » fait exclusivement partie du langage utilisé par les adversaires des recherches sur le genre pour les décrédibiliser (comme la Manif pour Tous….). « La théorie du genre » est une réappropriation erronée (voir diffamatoire) et surtout politique. On peut légitimement s’interroger : pourquoi cette notion a-t-elle sa place dans le système d’indexation de notre bibliothèque nationale ?
Il y a ici un réel écart entre une logique classificatoire nationale et la réalité d’une production scientifique.
Il nous serait pourtant intolérable que l’indexation des ouvrages traitant des identités afro soit qualifié par un mot-clef comme « identité nègre ». C’est une formulation discriminante, raciste et erronée. Une recherche à l’aide de ce mot-clef, ne donne d’ailleurs aucun résultat. C’est une expression impropre selon le langage d’indexation de la BnF. A la place « Noirs-identités collectives » est utilisé.
Les outils de classification documentaires traduisent donc une volonté de participer à l’organisation du monde en faisant apparaître des catégories/identités par lesquelles, en s’y reconnaissant, les individus peuvent se sentir appartenir au corps social ou au contraire s’en trouver exclus. Ils constituent des objets « structurés et structurants »(11) qui ouvrent un « espace discursif »(12) indéniablement politique. Plus que des outils, il s’agit finalement de discours à part entière qui sont, en eux-mêmes, à intégrer en tant que sujet de la recherche en sciences sociales.
Clémence Harter
RÉFÉRENCES :
(1) Propos tenu au Collège de France, leçon sur « la création artistique » janvier 1983 (page consultéé le 31 mars 2020), http://dicocitations.lemonde.fr/citations/citation-2744.php
(2) Maury, Yolande « Classements et classifications comme problème anthropologique : entre savoir, pouvoir et ordre », Hermès, La Revue 2013/2 (n° 66), p. 23-29. – https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2013-2-page-23.htm
(3) Bess Sadler, Chris Bourg (2015), « Feminism and the Future of Library Discovery », The Code4Lib Journal, n° 28 (page consultéE le 31 mars 2020), – http://journal.code4lib.org/articles/10425
(4) « le concept de Genre renvoie aux dispositifs par lequel le pouvoir saisit, classe et discipline les individus. Le Genre s’entend ici comme un système de catégorisation binaire qui a pour fonction, d’une part, de produire la hiérarchie des sexes et les inégalités, et d’autre part, les représentations qui leur sont associées. »
(5) Prat Reine (2009), « Arts du spectacle. Pour l’égal accès des femmes et des hommes aux postes de responsabilité, aux lieux de décision, aux moyens de production, aux réseaux de diffusion, à la visibilité médiatique. T 2 De l’interdit à l’empêchement » Rapport, Ministère de la Culture et de la Communication, p. 23
(6) Salanouve, Florence, (2016), op. cit.
(7) Florence Salanouve parle de « mythologie nationale », op. cit.
(8) Salanouve, Florence, (2016), op. cit.
(9) Salanouve, Florence, (2016), op. cit.
(10) Langage d’indexation RAMEAU. C’est un langage d’indexation normé, qui fait référence en France.
(11) Maury, Yolande, (2013), op. cit.
(12) Courbières, Caroline, (2013), op. cit.