#MONPOSTPARTUM

Ça a commencé dans mon ventre. Une histoire où on ne sait pas très bien qui va aimer le plus en premier. Une histoire d’intuition. Pas d’instinct. On dit que c’est à cause d’Eve que la femme souffre en couches. Moi je pense que c’est à cause des Monstres. De leur folie. Mon bébé est arrivé en hiver, le jour le plus froid. C’est un petit Poisson. Il saura nager en eaux troubles. On l’a posé sur moi. Une chaleur a rempli mon corps et je me suis laissée couler dedans. Sans la moindre résistance. Je me souviens. J’ai serré, broyé la main d’une sage femme lors des premières contractions. Elle ne me la donnait pas. Je lui ai prise sans lui demander son avis. Péridurale posée. Poussez Madame ! Encore un effort ! Je vois la tête. Bon on va prendre la ventouse. OK le rythme cardiaque est un peu faible. C’est bon, ça revient à la normale. Shootée, le sang à flots dans mon entrejambe, et une nana assistée d’un mec en train de me recoudre. La chair rafistolée à vif, avec les restes anesthésiants de la péri. Puis je t’ai vu toi, petit corps étranger à côté de moi en train de sucer ton pouce avec voracité. La peau mate, des yeux gris en amande, la bouche incarnate. Beau. C’est brutal à quel point t’es beau. Une beauté convulsive. Du genre à rendre coupable une mère comme moi.

S’ensuivent les douleurs au ventre. C’est rien, prenez du Spasfon. Respirez, je compte sur mes doigts. Inspirez sur 5 temps, expirez sur 5. Mais j’ai mal, ça sert à rien votre truc, ça passe pas, j’arrive à peine à me lever pour lui donner le bain ou pour le prendre. Donnez-moi quelque chose de plus fort. Un autre médoc. On m’entend pas.  

Un soir, la montée de lait arrive. Ça me flingue, ça me terrasse. Je peux pas me lever. Ni te contempler mon bébé. Le cerveau engorgé, les hormones en l’air, le corps fissuré, j’ai une lame dans le ventre. Elle traverse mes entrailles. Convulsions, secousses, mon corps saute tout seul dans le lit. Je deviens l’exorciste. Plus de 40 de fièvre, claquements de dents, yeux  révulsés, cathéters de partout sur les bras. Perfusion intraveineuse. On teste 5, 3 antibiotiques. Corps altéré, pas d’explications. Fluides en tout genre, ça coule dans mon entrecuisse. Du  sang, de la pisse allongée avec une bassine. Odeur d’œuf pourri dans les couches. Oui on enfile des couches en post-partum. Comme les vieux. Prises de sang trois fois par jour. Une semaine d’hôpital, alitée, le corps en loques. Je vois une lumière, je vais crever. Le diagnostic tombe. Infection de l’utérus, streptocoque G chopé à l’hôpital. Pendant l’épisiotomie. Humiliation extrême : biper un soignant. Activer la lumière rouge de la chambre 211 et attendre. Dépendre de lui pour faire ses besoins. Comme une chienne. 

L’œil vide, le ventre bosselé, mon fils a disparu du champ de ma conscience. Eloignez-le de moi. Tenez-le loin d’un corps inapte aux soins et aux câlins. Il est reparti de l’hôpital sans moi. On ne laisse pas un enfant à une mère malade. Un oiseau au bord du nid, ça ne marche  pas. Je le mérite pas, me répétais-je dans la nuit, défoncée à l’Atarax. Mon odeur, ma chaleur, ma poitrine chaude, tout ça lui a échappé dans ses premiers instants de vie. Moi non plus je ne connais pas son odeur, sa peau moite. Contre l’avis du médecin, je finis par rentrer chez moi.  Mon ventre me fait mal. Le sang bat à mes tempes. Quand je m’enferme aux toilettes, assise sur la cuvette, une odeur de sang emplit ma poitrine. Ma nuque ploie en arrière à chaque cri  de mon bébé. J’ai l’impression qu’elle se raidit pour mieux s’écrouler. Propulsée dans ma convalescence, à me déchirer la poitrine entre pleurs de décharge, dents, coliques, couches,  biberons, bains.

Mais j’avais oublié une chose : on ne peut pas s’amputer d’une belle-mère. La méchante dans Blanche-Neige, elle ne lâche rien. Son dard m’a plantée à vif. Souillée. 

« Elle est pas capable de s’en occuper de son fils ». 

BIM. Double lame dans les tripes.  

« Je veux pas la voir demain ».  

BOUM. Uppercut. 

BANG BANG SHE SHOT ME DOWN  

Mon visage desséché absorbait les larmes en silence. J’ai relevé le menton, fixé le mur blanc de mon pavillon. Immobilisée, clouée dans mon canapé noir. À l’abandon. Avec mon  nourrisson. Comme tous les jours depuis que son père a repris le travail. « Elle est pas capable de s’en occuper de son fils ». Phrase tatouée sous le front, sous l’épiderme. Une morsure, une petite mise à mort intérieure bien rodée, une sentence. Un barbelé lacérant ma gueule avant de me balancer dans les ronces. Je revois mon beau-père en train de la consoler dans la cuisine, mon mari écœuré, parti ruminer son conflit de loyauté à l’étage. Et moi seule dans le salon, mon bébé dans les bras. Seule à entendre l’abominable. À entendre ce qu’aucune femme ne devrait entendre. À chaque vacillement, les mots reviennent. Des larmes acides surviennent, me brûlent les yeux. En me la serinant cette putain de phrase, j’ai une pieuvre dans le ventre. L’œil rougi, ma boîte crânienne explose. Et ça ouvre ma folie, mes viscères. Je flotte hors de moi, me revois dans la chambre aux quatre murs blancs à deux millimètres de la mort. Poupée d’air allongée sur une civière, je me revois inerte, transpirante, délirante dans les draps de la chambre 211.  

Les semaines ont passé et Avril a résonné en moi comme une promesse de lumière. Tu m’as  regardée mon fils, tu as souri, j’ai entendu ton rire et on a ri ensemble aux éclats. Tu as écrasé  mes frissons. La chaleur est revenue dans mon corps. Avec ta bouille d’ange, extatique, tu me  faisais une tête, l’air de dire : allez on s’en fout Maman, laisse tomber la fosse aux lionnes,  ça nous concerne pas, on va rester en dehors. Nous on s’aime trop. Fais-nous confiance.  Je connais par cœur ton odeur, elle me suit dans tes langes, je les tripote sous mes doigts quand je vais me coucher. Tout contre mon nez. Je m’en mets plein les narines.  

Alors à toutes les femmes, à tous les hommes, lâchez nos corps, lâchez nos instincts qui n’existent que dans votre inconscient collectif. Lâchez nos hormones aussi, nos moments de force ou de faiblesse, nos détresses, nos peurs. Au lieu de nous juger, regardez vos propres carences, vos incohérences, vos dysfonctionnements. Regardez vos propres ratés, vos petits cadavres planqués sous le tapis, vos fuites, vos névroses, vos traumatismes non métabolisés. Plongez au plus profond de votre cerveau corolle pour interroger ce qui vous dérange tant  chez nous, les nouvelles mères. Celles qui osent l’ouvrir, se plaindre. Celles qui ne veulent  pas refouler sous prétexte que devenir mère est un cadeau du ciel. Quand mon fils naît, je nais avec lui. C’est comme un état adolescent. Moi je fais partie des mères aimantes, pas sacrificielles. De celles qui bougent les lignes sans réprimer ce qui les anime, sans bannir ce  qui les rend vivantes. Moi, les Monstres, ils ne vont pas m’aliéner, je les laisserai pas faire. Regardez la Femme, Mère ou pas et prenez-en soin. La brillance, l’éclat cristallin dans ses yeux, c’est pas de la faiblesse. Mais un lambeau de pureté. De la sincérité. Brute. Inaltérable. En feu.  

Ann-Gladys Bretaudeau