Le viol comme arme de destruction massive ou l’engrenage des agressions sexuelles : l’histoire de Daisy Coleman
Daisy Coleman était l’héroïne du documentaire « Audrie et Daisy » (1), diffusé sur Netflix depuis 2016, qui avait pour but de sensibiliser le grand public à la problématique des agressions sexuelles dans les collèges et lycées aux Etats-Unis. Daisy s’est suicidée à l’âge de 23 ans, dans la nuit du 4 au 5 août de cette année. Elle avait été victime, mineure au moment des faits, d’un viol collectif, et le contexte misogyne ultra violent dans lequel on vit ne lui a laissé aucune échappatoire : la société et les agresseurs ont tout mis en oeuvre, par la colonisation patriarcale et leurs outils d’impunité, pour la supprimer.
Daisy Coleman avait 14 ans lorsqu’elle a été violée par plusieurs garçons de son lycée âgés d’environ 17 ans lors d’une soirée, à laquelle elle avait été invitée ainsi que son amie Paige. Dès leur arrivée sur les lieux de l’agression, elles sont séparées l’une de l’autre et forcées à boire, Daisy est ensuite isolée dans une chambre où elle sera violée. Paige sera agressée sexuellement au cours de cette soirée. Les agresseurs ont capté une vidéo du viol de Daisy qu’ils effaceront par la suite pour se disculper.
Ayant absorbé une grande quantité d’alcool, Daisy est totalement inconsciente au moment des faits, dans l’incapacité de se défendre. Après l’avoir violée, les agresseurs la traînent littéralement jusqu’à leur voiture et l’abandonnent encore inconsciente devant chez elle, dans son jardin. Sa mère l’y retrouvera le lendemain matin, les analyses médicales révèleront qu’elle était à son retour chez elle proche du coma éthylique. La mère de Daisy constate la présence de lésions sur le corps de sa fille mineure, elle décide alors de l’emmener à l’hôpital où elle subit un examen gynécologique dit « kit de viol », qui confirme qu’il y a bien eu viol cette nuit-là.
L’enquête est menée par le sheriff de Maryville, qui se montre plus que complaisant vis-à-vis des agresseurs; il leur trouve même des excuses, il va jusqu’à évoquer dans le documentaire un « besoin d’attention » des victimes qui les pousseraient à fabuler, à parler à tort de viol. Le sheriff ose même nier les faits et estime les preuves apportées par les victimes insuffisantes alors qu’elles sont accablantes. Il n’a de cesse d’incriminer les victimes, en faisant peser sur elles une partie de la responsabilité de l’agression (reprenant la stratégie des agresseurs et de leurs soutiens), comme si lors d’un viol il pouvait y avoir une responsabilité partagée entre plusieurs agresseurs et la victime, entre des garçons plus âgés et une enfant proche du coma.
L’agression et le dépôt de plainte qui s’ensuit donnent lieu à un violent épisode de harcèlement moral contre Daisy, injuriée même au sein de l’établissement scolaire qu’elle fréquente, elle n’est que peu ou pas défendue par ses pairs. Daisy est non seulement salie sur les réseaux sociaux mais aussi dénigrée par la défense des agresseurs qui ose affirmer qu’elle aurait dû s’attendre à être violée en sortant de chez elle ce soir-là, déresponsabilisant totalement les criminels.
Il est à noter qu’un des agresseurs appartient à une famille de notables bien connue dans Maryville et que les autres sont des joueurs de l’équipe de football du lycée, des gloires locales. Les poursuites à l’encontre des violeurs seront abandonnées, malgré les preuves pourtant tangibles. Dans cette affaire, les familles des victimes disent avoir eu le sentiment que la protection des agresseurs, forts de leurs statuts de vedettes de football, aura prévalu sur celle des victimes. Après le verdict, une véritable campagne de haine se déchaîne à nouveau contre Daisy sur les réseaux sociaux, elle quitte alors Maryville pour retourner vivre à Albany, sa ville d’origine.
Elle souffrira encore pendant de longues années des conséquences de ces tortures sexuelles et de leur déni : automutilations, addictions, tentatives de suicides, sa vie restera sur un fil des années après son agression. Le documentaire se termine sur une note optimiste : lors d’une réunion de survivantes de viols, Daisy partage son histoire avec d’autres jeunes femmes ayant été victimes d’agressions similaires. Après avoir suivi une psychothérapie, elle obtient l’équivalent américain du baccalauréat mais ces violences masculines extrêmes, qui l’avaient mené à une dépression, finiront par tuer Daisy. Sa mort a été annoncée par sa mère sur les réseaux sociaux.
Le portrait brossé dans le documentaire est attachant, on y découvre une jeune femme courageuse, qui lutte vaillamment face au déferlement de violences dont elle fait l’objet, mais que pouvons-nous retenir d’un point de vue féministe de cette histoire insupportable, comment l’analyser ?
Le documentaire donne la parole à plusieurs lycéennes victimes de violences sexuelles. Or les témoignages de ces jeunes filles n’ayant pas forcément de points communs sont étonnamment similaires, on y retrouve toujours la même séquence d’événements préparés méthodiquement par les garçons ou hommes violeurs : les viols se déroulent toujours selon le même scénario. Par là, nous pouvons déjà faire tomber le sempiternel poncif, au service de la culture du viol, qui voudrait nous faire croire que les hommes agresseurs “ne savent pas ce qu’ils font” et ainsi les excuser. D’après un sondage de l’Ifop de 2019 (2), 38% des garçons et des hommes de 18 à 24 ans interrogés ont admis avoir commis une agression sexuelle ou un viol contre une femme, 31% avoir eu un rapport sexuel avec une femme qui clairement ne le souhaitait pas. Ils sont même 66% (!) à reconnaître que les hommes bénéficient encore aujourd’hui dans la société française de privilèges masculins. Comme celui d’accéder au corps des femmes, quels que soient les moyens.
Tout d’abord, il y a des éléments qui dénotent la préméditation, les agresseurs ont à chaque fois anticipé leur passage à l’acte : les filles, mineures, sont attirées au domicile de l’un d’entre eux sous prétexte de passer un moment amical avec le groupe, il y a là une stratégie pour contourner les défenses de la victime, lui faire baisser sa garde. Il y a ensuite incitation par le biais de l’effet de groupe à consommer de l’alcool ou des stupéfiants, c’est seulement quand la victime est quasi-inconsciente que les agresseurs passent à l’acte, violent la victime, et poussent la violence à son paroxysme en prenant des photos ou vidéos de l’agression, afin de silencier la victime, renversant la honte sur elle. Les suites des agressions sont aussi semblables : la diffusion par les prédateurs sexuels des images du viol, révélatrice de l’impunité totale avec laquelle ils agissent, ne craignant même pas les sanctions pénales, constituent une violence psychologique supplémentaire pour la victime, qui est humiliée, isolée, dénigrée. Ils savent évidemment qu’ils provoqueront harcèlement moral et sexuel contre elle, achevant ainsi leur projet de destruction. Le classement sans suite de la plainte, l’attitude sexiste et méprisante des officiers de police et de justice, qui alimentent directement la culture du viol, contribue encore un peu plus à dégrader l’image de la victime, qui peut alors connaître un nouvel épisode de cyberviolences. Inversion de la responsabilité, culpabilisation, multiplication des violences, victimes réduites au silence : les stratégies des violeurs et de leurs soutiens sont parfaitement rodées. L’agression et les violences en continu qui suivent peuvent conséquemment mener la victime au suicide.
D’ailleurs, un tel acte les sert tout à fait : ayant engagé le processus de destruction en utilisant le crime sexuel contre leur victime, ils s’assurent ensuite de son anéantissement via leur impunité, la diffusion des images et la complaisance des autorités qui resteront inactives. Ils n’ont même plus à tirer pour l’éliminer définitivement : la balle traumatique est déjà à l’intérieur, propageant son poison, l’immergeant totalement dans la détestation de soi et les psychotraumatismes, si bien qu’elle n’a plus qu’à actionner la gâchette elle-même. Elle ne sera plus jamais là pour parler, pour tenter des actions, pour prévenir les autres filles et femmes de ce qu’ils peuvent leur faire. Tout-puissants et triomphants, ils n’ont plus qu’à passer à une autre proie, une autre victime, tout en continuant de compter sur leurs nombreux soutiens et leurs privilèges masculins.
Ce qui transparaît également c’est que la victime, depuis le début, est prise dans un piège infernal misogyne dont elle ne peut sortir, les agresseurs ayant toujours une longueur d’avance grâce à leur statut de pouvoir que leur confère la société, d’autant plus lorsqu’ils sont riches et célèbres, grâce à la préméditation de leurs actes et l’opinion publique qui les soutient, garantissant leur impunité. La victime qui pense juste participer à une fête banale est ensuite prise au piège du déferlement de la violence masculine. Les victimes portent plainte, se défendent, mais elles sont prises dans une mécanique paralysante, leurs efforts sont quasi dynamités, et retournés contre elles. La machine judiciaire patriarcale, pensée par et pour les hommes, les violente à nouveau et relance potentiellement le harcèlement, achevant subséquemment toute tentative de faire valoir ses droits, et anesthésiant les autres futures victimes.
La (non) prise en charge des victimes de viol reste archaïque et profondément machiste, et constitue souvent une seconde violence pour les victimes. Les taux de condamnation sont également si faibles que c’en est dissuasif pour les victimes. Combien faudra-t-il encore de survivantes, de mortes pour que les choses évoluent ? Que la justice se modernise enfin et offre aux victimes de violences sexuelles une prise en charge digne de ce nom, qui permette réellement aux femmes d’obtenir réparation, grâce à des moyens conséquents ? Le viol reste un des crimes (massif et systémique, donc largement admis) les moins punis aux USA (2), en France les études de l’Insee et de l’ONDRP, montraient que seulement 1% des violeurs sont condamnés et font de la prison (3), le viol est quasiment dépénalisé de fait. Rappelons aussi que seules 10% des victimes portent plaintes et que 74% de ces plaintes sont classées sans suite (beaucoup ne sont même pas transmises au Procureur). Ces aberrations statistiques restent constantes, et sont largement entretenues par la culture misogyne dans laquelle nous baignons, qui encourage les agressions et le harcèlement contre les femmes, ainsi que l’omerta autour de ces violences, servant les intérêts des hommes agresseurs.
Daisy Coleman avait très justement dit lors d’une de ses interventions publiques : « Le silence de nos amis est pire que les paroles de nos ennemis », il ne reste que la force des mots pour se défendre dans l’arène politique. Nous avons perdu une guerrière, son combat doit être source de solidarité et d’inspiration pour nos luttes futures.
Christine
Nous vous renvoyons aux travaux très exhaustifs de Muriel Salmona, psychiatre et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie, pour mieux comprendre les mécanismes psychotraumatiques (vidéo) dont souffrent les victimes de violences sexuelles, ainsi que l’accompagnement dont elles ont besoin pour être soignées du mieux possible. Si vous êtes ou avez été victimes de violences, vous pouvez contacter le Collectif féministe contre le viol (CFVC) au 0800 05 95 95, ou le 3919.