Pourquoi ma mère riait devant Les Simpson
Analyse féministe du modèle familial présenté par la série
Enfante, j’ai le souvenir d’avoir vu ma mère rire à gorge déployée devant le burlesque des situations familiales présentées par la série animée Les Simpson. Le personnage de Marge, mère au foyer éreintée par son travail domestique invisibilisé, l’attirait particulièrement. Elle riait de son quotidien rythmé par les déboires des hommes de la famille. Elle était attendrie par les happy end idylliques de chaque épisode : l’image d’une famille complexe, avec des hauts et des bas mais toujours unie. Elle pouvait aisément comparer sa propre vie à ce mièvre modèle familial. La figure d’Homer Simpson pouvait aussi évoquer quasi directement celle de son propre mari.
1. L’ambiguïté du positionnement des Simpson : critique ou réalité ?
La famille Simpson a été pensée comme une représentation caricaturale de la famille typique de classe moyenne américaine par son créateur Matt Groening. La série introduit la critique de nombreux aspects de la société américaine : capitalisme, racisme, religion, homophobie, spécisme et même son sexisme à plusieurs reprises. Mais lorsqu’on considère le schéma familial des Simpson, l’ambiguïté du positionnement de la série pose problème. Les happy end systématiques achèvent l’embryon de réflexion ébauché au cours d’un épisode. Les personnages n’ont jamais le temps d’évoluer : on passe très souvent d’une Marge excédée par l’alcoolisme ou les bêtises d’Homer, menaçant de le quitter, à une Marge amoureuse et tendre. On observe même fréquemment que les conflits se résolvent par un rapport sexuel, qui peut évoquer le devoir conjugal imposé aux femmes. Groening précise dans une interview avoir volontairement insisté sur les défauts de la famille Simpson afin de flatter l’ego des téléspectatrices et téléspectateurs en créant un effet de comparaison positive (« Oh! regarde! Nous sommes tellement mieux que les Simpson »). De ce point de vue, il renforce encore les spectatrices et spectateurs dans leurs réflexes patriarcaux sans chercher à les questionner. Au moment même où ma mère, femme au foyer exténuée, a vu en Marge son alter ego, et qu’elle s’est vue apaisée, confortée, par cette représentation humorisée du modèle familial inégalitaire qui domine nos sociétés patriarcales, cette famille qui devait tourner en dérision les codes sociaux a fini par les incarner pleinement. La famille a été soigneusement séparée du reste de la critique sociétale de la série.
2. Homer : La banalisation de la violence des pères
Si la violence d’Homer Simpson a pu ne pas vous frapper, c’est bien parce qu’elle est tout à fait banalisée ! Je m’explique : un homme qui passe les trois-quart de son temps à étrangler son fils à la moindre bêtise n’a rien d’un homme stupide mais ayant au fond bon coeur, comme la série tente de nous le faire croire. De même, son alcoolisme n’est presque jamais défini comme un sérieux problème à résoudre, mais il est édulcoré pour le comique. Pourtant il est bien subi par son épouse et ses enfants à de nombreuses reprises. On peut aussi évoquer la violence verbale qu’Homer inflige à ses enfants Bart et Lisa en les humiliant à de nombreuses reprises, aussi bien en privé qu’en public. Bart est abandonné après son match de baseball sous la pluie. Son père le traite à répétition de « poule mouillée » pour l’inciter à un comportement dangereux, lui causant d’être arrêté par la police pour exhibitionnisme. Homer l’humilie davantage encore en refusant de lui apporter un pantalon. Lisa est fréquemment moquée pour son végétarisme (cf. la chanson « On se fait pas de potes à coups de salade ! », épisode 7×5), et même sa principale passion, le saxophone. La benjamine Maggie est couramment victime de négligence, livrée à elle-même sans que ses parents ne se posent de question. « Mais où est Maggie ? » en devient presque un gag récurrent. Le bébé est aussi instrumentalisé pour le plaisir de son père, embarqué à la crèche parce que celui-ci trouve l’animatrice sexy. Instrumentaliser ses enfants pour en tirer un bénéfice social est une caractéristique typique des pères toxiques.
Pourtant, Homer nous est présenté comme un père de famille qui se soucie de ses enfants et de sa femme, bien qu’il n’ait pas toujours les bonnes réactions. Cette grille d’analyse déformée, c’est une grille que ma mère, et beaucoup d’autres femmes coincées dans un mariage avec un homme toxique, ne connaissent que trop bien. C’est une grille d’analyse qui leur a été présentée mille fois : mon homme a fait un effort cette fois, m’a offert un cadeau cette autre fois. C’est donc une grille d’analyse qui ne diffère en rien de ce que l’on observe tous les jours : la banalisation de la violence et les excuses trouvées aux hommes qui en font acte.
Homer, père violent, irresponsable et exubérant se défausse de toute responsabilité, alors imposée à sa femme et sa fille. Souhaitant caricaturer l’image d’un père-enfant imbécile qui n’a pas grandi et ne sait donc pas s’occuper des enfants, travailler, nettoyer, cuisiner, Matt Groening a tenté de tourner en dérision l’irresponsabilité de beaucoup d’hommes face à leur famille. Mais ce comportement ne s’en retrouve-t-il pas normalisé en conséquence ?
3. Marge : L’isolation des femmes au foyer et le travail domestique invisibilisé
Marge Simpson n’a de contact social qu’avec les autres mères de l’école des enfants, qu’elle critique et jalouse. Elle ne possède aucun centre d’intérêt épanouissant dans sa vie quotidienne. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir été passionnée : elle enchaîne de nombreux métiers temporaires au cours de la série, qui témoignent de son talent et de sa force, mais aussi d’une grande frustration. Je pense notamment à l’épisode Phatsby le Magnifique (28×13) où Marge tente une fois encore de s’extraire de sa situation de femme au foyer, en se lançant impulsivement dans l’achat d’une boutique. Le vendeur nous informe qu’il ne vend justement qu’à des mères au foyer en quête d’épanouissement qui se succèdent et finissent endettées (« la malédiction de l’adorable petit magasin »). Le même sort attend Marge. L’épisode du voyage au Costa Rica (31×7) où Marge est obsédée par la photo parfaite à obtenir pour la partager sur Instagram est aussi représentative de ces rêves brisés et de ce besoin social d’être bien vue. Dans l’épisode, Marge est celle qui prend le voyage le plus à cœur, car elle le perçoit comme l’occasion d’avoir enfin de l’excitation et de l’aventure dans sa vie monotone rythmée par les paniers de linge sale. Mais la critique entamée par la série s’arrête de nouveau à la fin de l’épisode où Marge est représentée comme finalement épanouie grâce à sa seule famille. Le besoin d’approbation sociale est une conséquence typique de la sociabilisation féminine qui nous a empêchées d’avoir confiance en nous, nous rendant terrifiées du regard des autres. Il est aussi tragique de constater, dans l’épisode 12 de la saison 2 qui narre la rencontre du futur couple Simpson, que Marge est alors une brillante élève de lycée qui rêve d’un brillant avenir. Cela jusqu’à ce qu’elle tombe sous le charme d’Homer qui l’entraîne dans une lente dégringolade scolaire dont elle ne sortira pas indemne. Elle fera “le choix” de rester avec lui malgré ses nombreux défauts et c’est comme ça qu’elle deviendra mère au foyer. Dans Les secrets d’un mariage réussi (5×22), Homer n’hésite pas à divulguer l’intimité de son couple pour sa propre gloire. Face à la colère de Marge, Homer tente de la récupérer en disant que la seule chose qu’il peut lui offrir et personne d’autre est sa « dépendance totale et permanente ». Marge finit par admettre qu’il a « le don de [la] rendre indispensable ». Marge ne conçoit sa propre valeur que par rapport à l’utilité qu’elle a pour les autres. Elle est littéralement remplaçable par une intelligence artificielle, assistante de maison (31×8). Les Simpson banalisent ainsi le destin tragique d’innombrables femmes sans le critiquer ni le questionner. Le choix sacrificiel de Marge, fait au nom de l’amour, est valorisé. Comme Marge, certaines femmes du monde réel tentent de s’extraire de leur condition d’esclave domestique dans un ultime rêve d’autonomie. Mais chez Les Simpson, seuls les échecs affluent et elles retournent, découragées, vers l’éternelle maison familiale. La maison est bien le cœur de travail des femmes en patriarcat : on peut voir Marge au fil des épisodes cuisiner, nettoyer, ranger. Mais elle assume aussi une lourde charge mentale pour ses enfants, et même son mari, sans que cela ne soit jamais questionné. Dans l’épisode pilote de la série (Un Noël mortel), Marge assume seule les efforts de la famille toute entière en rédigeant la carte de vœux de Noël afin de préserver les apparences et la bonne entente sociale, tandis qu’Homer se moque d’elle. Une réalité bien connue des fêtes de fin d’année.
4. Lisa & Bart : modèle de charge mentale et émotionnelle féminine VS le privilège de l’irresponsabilité masculine
La charge mentale et émotionnelle placée sur le dos des filles et des femmes implique qu’elles soient en permanence responsables : qu’elles respectent les règles et ne fassent pas de bêtises. Marge et Lisa répondent parfaitement à cette injonction. Elles ont à charge des hommes et garçons irrespectueux, qui tentent sans cesse de contourner les règles. Cela s’exprime par exemple dans la propension d’Homer et de Bart à sécher respectivement le travail et l’école, ou à y semer le trouble (Homer causant des sautes d’électricité la bouteille à la main, Bart malmenant sa professeuse à coups de boules puantes dès qu’il en a l’occasion). « Boys will be boys » (« Les garçons seront des garçons ») dirait-on en anglais pour tenter d’excuser leurs comportements, l’expression « tel père, tel fils » a également toute sa place ici puisque Bart ne fait que suivre son modèle parental masculin toxique. Avec de tels modèles masculins stéréotypés, peut-on réellement parler des Simpson comme d’une série subversive ?
Lorsque la fille cadette Lisa va consoler son frère dans sa chambre, celui-ci n’osant pas parler de ses émotions et n’apprenant pas à les gérer, la série ne nous présente aucune remise en question ni valorisation de ce geste. Pire encore, son propre père vient se confier à elle pour se plaindre et être réconforté. C’est une attitude tout simplement normalisée. La saga animée joue beaucoup sur la dimension de petit génie de Lisa, censée incarner un prodige de maturité, d’intelligence et de sagesse. Lisa semble avoir été conçue comme une figure féministe, antithèse de sa mère qui représente le modèle « old school » de la condition des femmes. Un épisode est même dédié à la crainte de Lisa de devenir comme sa mère, très courante chez les jeunes filles. Mais cette opposition réductrice de deux modèles de femmes, qui se manifeste notamment au travers du cliché « not like the other girls » que Lisa représente, ne permet pas de bien comprendre la réalité systémique. Le génie exceptionnel de la petite fille ne lui enlève en rien la charge émotionnelle banale qu’elle subit sans justification, comme toutes les autres femmes. Cette opposition mère/fille est aussi extrêmement présente dans la société en général : il est ainsi admis que les filles devraient moins aimer leurs mères que leurs pères et que les mères se sentiraient plus ou moins inconsciemment en rivalité avec leurs filles. Dans un épisode, Marge et Homer se battent justement pour obtenir l’affection de leurs enfants sur des week-ends dédiés. Homer est rapidement élu « le parent cool ». C’est un grand classique paternel puisque les mères sont mentalement et physiquement prises par mille autres choses sans avoir la disponibilité mentale et affective pour l’amusement et les loisirs. La série normalise tout à fait ce problème typique du schéma familial patriarcal où le père, qui n’a que son travail bien cadré en semaine pour unique préoccupation, se prélasse à loisir durant les week-ends récoltant la gloire du labeur préalable et indispensable de sa femme. Lorsque chaque personnage obtient son histoire au terme de l’épisode Lisa gets the blues (29×17), Marge affirme : « Une maman est heureuse du moment que tous ses enfants sont heureux ». Or Marge est la plus croyante de sa famille : ce sens du sacrifice féminin est encouragé par sa chrétienté. Les religions monothéistes sont par essence patriarcales, fondées sur l’appropriation du pouvoir de création féminin, à l’origine de la vie, par les hommes. Du point de vue des femmes, elles reproduisent le schéma marital : une relation dans laquelle l’entité masculine (Dieu) offre sa protection contre l’adoration et une obéissance inconditionnelle. Dans Homer l’hérétique, Marge dit: « Je t’en prie, Homer, ne m’oblige pas à choisir entre mon mari et mon Dieu, parce que tu ne gagneras pas. ». Marge est partagée entre différents modèles patriarcaux qui ne lui laissent jamais aucune place à elle seule.
5. De quoi est-il possible de rire ?
En conclusion, je crois qu’il faut se poser la question : de quoi peut-on rire ? La critique de la violence banalisée par les cartoons avec Itchy et Scratchy devant lesquels rient les petits Simpson ne doit pas occulter le rire des téléspectateurs devant un père qui étrangle son garçon. Devant un couple dont le mariage ne repose que sur l’exploitation de Marge et l’excuse des erreurs inlassablement répétées d’Homer, peut-on rire ? Peut-on rire devant le modèle d’un mariage hétérosexuel typique exagéré mais réaliste, dont la seule entente n’est presque basée que sur le sexe comme réconciliation, sans que les partenaires n’aient rien en commun ? Dans le film des Simpson (2007), le couple est remis en question après qu’ Homer ait presque causé la fin du monde, mais une fois de plus la finalité est la même : le mâle regagne sa femelle et l’emporte sur sa moto en trophée, sans que celle-ci n’ait le droit à réellement terminer cette relation toxique. Marge est présentée comme un droit, une récompense directe à un effort d’Homer. Malgré des changements drastiques de la série, un divorce semble impensable, le scandale des spectateurs et spectatrices face à la rumeur de divorce de la saison 27 en est une autre preuve. «Je n’ai jamais dit qu’Homer et Marge allaient divorcer. Je n’ai jamais utilisé ce mot. […] Les personnages de dessins animés peuvent tomber d’une falaise ou se faire exploser la tête mais, ne peuvent pas divorcer», a plaisanté le scénariste et producteur. Peut-on enfin rire devant le modèle d’une femme au foyer exploitée dont ce mariage constitue en fait une prison et dont les grands rêves d’autonomie volent en éclats au point qu’elle n’espère même plus ? Peut-on vraiment rire devant une jeune fille qui craint de ressembler à sa mère parce que celle-ci est prisonnière de son mariage ? Peut-on rire devant l’irresponsabilité du père et de son unique garçon ? Dans ce même film, Bart questionne lui aussi sa relation avec son père, et découvre en la figure de Ned Flanders, une figure paternelle positive. Il est même étonné de ne pas recevoir de coups auprès de lui. Mais là encore, Bart juge ce père trop ennuyeux et lui préfère son bon vieux père abusif mais drôle. Quelle est la morale des histoires dans les Simpson ?
Dans une série satirique où les filles et les femmes sont déjà en grande infériorité numérique, leurs représentations ne sont pas glorieuses, ni subversives. Les personnages n’évoluent pas, et terminent au générique « unis » sur leur canapé.
Mathilde Gamot