Girl power : les graffeuses au premier plan
Ce n’est pas une œuvre de cinéaste que nous sert la graffeuse Sany, mais plutôt un film amateur, amatrice en l’occurrence, avec images pixélisées et caméra sauteuse. C’est un film autocentré, avec sa propre vie comme fil conducteur. Dès le début on peut se poser la question, le graff est-il égocentrique par nature puisqu’il s’agit d’exhiber sa signature, traditionnellement sur les moyens de transports en commun urbains et ainsi de dire à la société : « J’existe et je défis tes lois. »; ou est-ce un art qui demande une abnégation totale ? A chacune de choisir sa version. Et Sany se débarrasse ainsi de ces injonctions à la perfection et à la discrétion inculquées aux femmes en société patriarcale, et prend son droit à s’exprimer dans l’espace public, d’une autre manière encore que par le graff.
Sany fait oeuvre de témoignage. Elle laisse une trace, comme un graff. Finalement, c’est ce qu’elle sait le mieux faire au monde. Et elle le fait avec les moyens du bord. Car étonnement alors que le street art a le vent en poupe, financer un film sur les graffeuses n’intéresse pas grand monde. Sany consacrera 7 ans de sa vie à ce documentaire, le tout premier sur les femmes dans le graffiti. Ce documentaire est donc l’oeuvre d’une pionnière. Pour dire que la dame a du caractère, de la passion et de la ténacité. Sany est tchèque, réalise de brillantes études et accepte un poste de manageuse à Prague… le jour. Car la nuit, elle commence sa deuxième vie – la vraie peut-être – elle graffe. Très vite, elle réalise que certains de ses graffs sont recouverts parce qu’elle est femme. Comme il est plus facile de lutter au sein d’un collectif, elle crée son crew Girl Power. Puis, en 2009, cette aventurière pousse la réflexion plus loin et se lance dans la réalisation de ce documentaire. Elle n’a que 23 ans.
Sany est largement légitime à traiter du graff, graffeuse elle-même depuis l’âge de 15 ans. Même si le fil conducteur du film est son cheminement personnel et artistique , s’y conjugue cette ouverture sur ses consœurs, ses pairs, ses prédécesseuses illustres, cette volonté de les rencontrer et de leur donner la parole. Par exemple, Lady Pink qui a débuté dans les années 1970 et est considérée, dans ce milieu, comme la première graffeuse. Les femmes ont une Histoire, les graffeuses aussi. Avec Sany, nous visitons l’Europe, la Russie, l’Afrique du Sud, les Etats-Unis d’Amérique. Elle présente un panel d’états d’esprit : les graffeuses légales, les graffeuses illégales ; celle qui rêve de faire de sa signature une marque aussi connue que Hello Kitty ; celle en rupture sociale totale qui après plusieurs procès et pour échapper à la prison s’est réfugiée dans la clandestinité ; celle-ci encore, renonçant au graff illégal et à ses risques inhérents sous le poids de la maternité. Chaque parcours est unique ; chaque graffeuse est unique.
Et ce documentaire démontre, une nouvelle fois, à quel point les femmes sont capables de braver les interdits pour s’exprimer. C’est la nuit que l’on graffe et dans les rues des villes. Un temps et un lieu considérés comme dangereux pour les femmes. Graffer pour une femme est déjà un acte de résistance, d’autant que pour se protéger elle donne ses interviews cagoulée. Sany est une résistante au système patriarcal et grâce à ce documentaire elle rend l’acte de résistance visible à toutes. Si une femme est capable de tout braver pour son art, la rue, la nuit, la police, la justice, les hommes, la société patriarcale, alors nous le pouvons toutes. Nous devenons toutes légitimes quelle qu’en soit la raison – graffer, faire son jogging, rentrer du travail ou d’une soirée – à arpenter la ville la nuit. Nous y sommes chez nous.
A chaque rencontre d’une nouvelle graffeuse, Sany posait la question leitmotive : “est-ce dur d’être une femme dans ce milieu d’hommes ?” Mais finalement peu importe la réponse car peu importe ce que les graffeurs pensent des graffeuses. Si une femme désire graffer, qu’elle graffe. Girl power !
MG
lien vers la version sous-titrée en anglais : https://www.youtube.com/watch?v=fFiU2NBlfSQ