Quand les lesbiennes se livre(nt): Atelier Matrimonial à la FeministCamp de décembre 2019
« Et quand les paroles des femmes crient pour être entendues,
nous devons, chacune, prendre la responsabilité de chercher ces paroles,
de les lire, de les partager et d’en saisir la pertinence dans nos vies.«
Audre Lorde, « Transformer le silence en paroles et en actes »
dans Sister Outsider, Essays and Speeches
Lors de la dernière FeministCamp, nous avons eu la chance d’accueillir un atelier ayant pour thème la littérature lesbienne. Écrite par des femmes lesbiennes, et sur des femmes lesbiennes, ce type de littérature s’inscrit parfaitement dans le matrimoine féminin, puisqu’elle propose fréquemment la figure de la femme indépendante, qui ose se penser sans homme (au quotidien, y compris par l’amitié). Chose improbable, extraordinaire ou jugée “anormale” dans la réalité, il faut dire que même la littérature lesbienne n’est pas exempte d’autres problèmes sexistes: entre imitation des codes masculins et reprise de la relation de domination patriarcale par certaines et la compensation en une overdose de sexualité forcée par d’autres. Toutefois, c’est encore en majorité dans ces textes que les femmes sont le plus valorisées dans leur diversité. Nous ferons bien sûr volontairement abstraction de la vision caricaturale mais proéminente des lesbiennes qu’ont pu imposer dans de nombreux textes les hommes eux-mêmes.
Les animatrices de l’atelier, Lauriane et Camille, nous ont donc présenté moult lesbiennes qui se sont attelées à l’écriture au cours des siècles. Ces écrits lesbiens, livres de poche qu’on emporte partout avec soi, nous portent finalement. Ils constituent parfois un portail d’ouverture à la sexualité lesbienne, une première appréhension pour certaines. Première citée, Sappho, poétesse grecque du Ier siècle av. notre ère qui nous a légué le terme de “saphique” et de “lesbienne”. Elle-même fut néanmoins sujette à réinterprétations historiques, comme de nombreuses lesbiennes d’autrefois, que les historiens ont tenté de faire passer pour bisexuelles, plaquant leur regard hétéronormé sur l’Histoire. Depuis, la condition des femmes n’a pas tant évolué dans la société. Pour pouvoir écrire, nombreuses sont celles qui durent se créer un pseudonyme, leur double identité de femme et de lesbienne étant d’autant plus inacceptable. On peut par exemple citer Patricia Highsmith pour Carol publié sous le pseudo de Claire Morgan, et à Pauline Mary Tarn, sous le pseudonyme Renée-Vivien pour ses poèmes et romans lesbiens. Nombreuses sont aussi celles qui subirent la censure de leurs oeuvres, à l’image de Violette Leduc et Radclyffe Hall. Certains poèmes d’Emily Dickinson furent même modifiés, la dédicace à son amante Susan supprimée.
Les animatrices ont aussi judicieusement soulevé le problème de l’invisibilisation des lesbiennes. La représentation entraînerait la visibilité : les adaptations d’écrits lesbiens entraînent d’autant plus de visibilité pour les oeuvres originales, qu’il s’agisse de cinéma, bande-dessinée, comédie musicale… Parmi les adaptations réussies se trouve l’adaptation en comédie musicale de Fun Home d’Alison Bechdel, par Lisa Kron et Jeanine Tesori. Cependant certaines adaptations, quand elles existent, trahissent souvent le manuscrit par des réécritures qui font parfois perdre le sens original. C’est par exemple le cas de l’adaptation de Désobéissance, d’après l’oeuvre de Noémie Alderman, ou encore de Le Bleu est une couleur chaude (adapté en La vie d’Adèle) de Julie Maroh. Deux oeuvres lesbiennes, parmi tant d’autres, que des réalisateurs (hommes) se sont permis de s’approprier en remettant sur le tapis leur male gaze [1]. Les biopics (films autobiographiques) concernant les autrices originelles de ces écrits sont parfois eux aussi recyclés par les hommes, en sous-produit du livre. S’il est vrai que les adaptations audiovisuelles sont en général moins bonnes que l’oeuvre littéraire originale, cela l’est d’autant plus dans la culture lesbienne. La littérature lesbienne semble difficilement pouvoir être remplacée par son adaptation, également biaisée par les besoins de publics variés et d’audience à prendre en compte, un véritable marché de consommation. De plus, le cinéma est l’un des meilleurs vecteurs de propagande, puisqu’il joue à la fois sur l’imaginaire et sur la représentation visuelle de concepts pour faire passer des messages. À cela peuvent aussi s’ajouter les contraintes techniques d’adaptation. La transmission des idées par l’écrit représente donc un réel enjeu d’héritage matrimonial.
Un point essentiel est également évoqué : les écueils des traductions. La traduction est elle aussi capitale, puisque chaque mot présente une vision différente et altère l’unité totale d’un texte. C’est aussi dans cet esprit d’héritage lesbien que Renée-Vivien choisit de traduire les poèmes de Sappho de sa plume; insatisfaite des précédentes traductions masculines. La traduction est aussi importante parce qu’elle donne accès aux oeuvres d’autres pays et cultures, mais beaucoup d’autrices lesbiennes étrangères ne sont que peu traduites en français (ex: Nobuko Yoshiya, Audre Lorde, des poétesses : Cherrie Moraga, Gloria Anzalduà).
Finalement, la littérature lesbienne a également beaucoup apporté au féminisme. Adrienne Rich, Alison Bechdel, Monique Wittig, Audre Lorde et Andrea Dworkin, entre autres, situent le lesbianisme en point fort du féminisme, par cette liberté de pensée hors des hommes, qui nous est propre.
Pour conclure, lesbiennes, bisexuelles ou hétérosexuelles, après des années passées à ne lire que des auteurs en classe et en ligne, découvrez enfin ces merveilleuses autrices et rapprochez-vous ainsi de notre matrimoine commun et sorore ! Vous trouverez en pièce jointe une bibliographie lesbienne variée soigneusement composée par les membres de l’atelier.
Mathilde Gamot.
NB: [1] Théorie définie par la critique cinéphile Laura Mulvey en 1975, le “male gaze” désigne au cinéma le phénomène de surreprésentation de personnages féminins, souvent créés par des hommes, dans le but principal de plaire directement au public masculin, renforçant l’idéologie patriarcale selon laquelle les hommes regardent et les femmes sont celles que l’on regarde.
BIBLIOGRAPHIE
Un grand merci à Martine DUTAC (du groupe Lesbiefem 75) pour ses conseils, le prêt d’ouvrages et le travail de défrichage de certains de ces ouvrages.
ROMANS, ESSAIS et POÉSIE :
SAPPHO (630 av J.-C. – 580 av. J-C) : Traduction nouvelle avec le texte grec, trad. Renée Vivien (1903) -> BnF Gallica
NEVEU, Madeleine (1520-1587) et FRADONNET, Catherine (1542-1587), dites les “Dames Des Roches”, féministes
LISTER, Anne (1791-1840) : The Secret Diaries of Miss Anne Lister, dir. Helena Whitbread (2010)
VIVIEN, Renée (1877-1909) (Pauline Mary TARN), Poèmes choisis. Et une femme m’apparut (1905)
CLIFFORD-BARNEY, Natalie (1876-1972), Éparpillements (1910)
YOSHIYA, Nobuko (1896-1973), Contes de la fleur (1920)
WOOLF, Virginia (1882-1941), Mrs Dalloway (1925). Une Chambre à soi (1929)
HALL, Radclyffe (1880-1943), Le Puits de solitude (1928)
COLETTE (1873-1954), Le pur et l’impur (1932)
RULE, Jane (1931-2007), Desert of the Heart (1934)
LEDUC, Violette (1907-1972), L’Asphyxie (1946). L’Affamée (1948). Thérèse et Isabelle (1966, édition censurée) (2000, édition intégrale).
HIGHSMITH, Patricia (1921-1995), Carol (1952)
DUFFY, Maureen (1933-), The Microcosm (1966)
WATERS, Sarah (1966-), Caresser le velours (1998). Du bout des doigts (2002)
RICH, Adrienne (1929-2012), The meaning of our love for women is what we have constantly to expand (1977)
DUNBAR-NELSON Alice (1875-1935), The Diary of Alice Dunbar Nelson, dir. Gloria T. Hull (1986)
LORDE, Audre (1934-1992), I’m your sister, Sister outsider (paru en 2003)
WITTIG, Monique (1935-2003), Les Guerrières (1969). Le Corps lesbien (1973). La Pensée straight (1992)
DWORKIN, Andrea (1946-2005), Woman hating : A Radical Look at Sexuality (1974). Ice and fire : a novel (1986)
WALKER, Alice (1944-), La Couleur pourpre (1982)
MORRAGA, Cherrie (1952-), Loving in the war years (1983)
FLAGG, Fannie (1944-), Beignets de tomates vertes (1987) (Fried Green Tomatoes at the Whistle Stop Cafe)
DE MONTFERRAND, Hélène (1947-), Les Amies d’Héloïses (1990)
BONNET, Marie-Jo (1949-), Les relations amoureuses entre femmes du XVIe au XXe siècle (1995)
CARD, Claudia (1940-2015), Lesbian choices (1995)
SMITH, Barbara (1946-), The truth that never hurts (1998)
BOURAOUI, Nina (1967-), Garçon manqué (2000)
RIEDER, Inès et VOIGT, Diana, Sidonie Csillag -Homosexuelle chez Freud, lesbienne dans le siècle (2003) (Essai traduit de l’allemand par T. Gindele)
CHETCUTI, Natacha (1970-), Se dire lesbienne (2010)
DUMONT, Paula (1946-), Lettre à une amie hétéro, propos sur l’homophobie ordinaire (2011)
WINTERSON, Jeanette (1959-), Oranges Are Not the Only Fruit (1985). Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? (2011)
OGAWA, Ito (1973-), Le Jardin arc-en-ciel (2016)
ALDERMAN, Noémie (1974-), Disobedience (2006). The Power (2016)
DELABROY-ALLARD, Pauline (1988-), Ca raconte Sarah (2018)
RECUEILS DE POÈMES :
CLAUSEN, Jan & collectif, Je transporte des explosifs, on les appelle des mots -poésie et féminisme aux Etats-Unis- (2019) avec notamment des poèmes traduits d’Adrienne Rich, Audre Lorde, Cherrie Moraga, Gloria Anzalduà, Paula Gunn Allen, Irena Klepfisz, Kitty Tsui…
DICKINSON, Emily (1830-1886), Poésies complètes (2009) (édition bilingue parue chez Flammarion), Traduction de Françoise DELPHY.
CORRESPONDANCES :
Virginia WOOLF & Vita SACKVILLE-WEST
Natalie CLIFFORD-BARNEY & Liane DE POUGY
BDs
DICKSION, Rhonda (?-), The Lesbian survival manual (1990)
DIMASSA, Diane (1959-), Hothead Paisan : Homicidal Lesbian Terrorist (1993)
BRADDOCK, Paige (1963-), Jane’s world (2003-2010) (Le monde de Jane)
NANANAN, Kiriko (1972-), Blue (2004)
MAROH, Julie (1985-), Le bleu est une couleur chaude (2010)
SUMMERS, A.K. (?-), Pregnant Butch (2014)
MAUREL, Carol (1980-), Luisa ici et là (2016)
BECHDEL, Alison (1960-), Fun Home (2013). L’Essentiel des Gouines à suivre (2016)_2 tomes. C’est toi ma maman ? (2013)
MANDEL, Lisa (1977-), Princesse aime princesse (2008). Super rainbow (2015)
KABI, Nagata (1987-), Solitude d’un autre genre (2018)
DESVEAUX, Manon et LUBIE, Lou, La Fille dans l’écran (2018)
WALDEN, Tillie (1996-), Spinning (2017). On the Sunbeam (2019) (Dans un rayon de soleil). I love this part (2019) (J’adore ce passage)
REVUES :
Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui, 1983, Montréal