La ville : nom féminin, genre masculin

Si l’on s’attache à la définition de l’espace public, on note qu’il se construit principalement par opposition à l’espace privé, réservé à l’intimité. Il apparaît ainsi comme le lieu par excellence de la mixité.

Pourtant, les chiffres contredisent de manière nette cette fausse évidence : si les femmes sont surreprésentées parmi les usager-e-s des transports collectifs en journée, elles ne sont plus que 2 contre 8 hommes à s’aventurer dans le métro une fois la nuit tombée. Preuve d’une inégalité d’usage parmi tant d’autres, sous couvert de lieux ouverts à tou-te-s.

Des espaces neutres, en apparence seulement
Dans la rue ou les transports, femmes et hommes semblent évoluer au gré de leurs envies ou de leurs besoins, sans contraintes. La réalité est pourtant toute autre, chiffres de l’INSEE à l’appui : chaque sexe a un mode de déplacement qui lui est propre. Si les femmes effectuent des déplacements plus nombreux mais plus courts en journée, elles ne s’attardent pas et ont tendance à disparaître de la rue au profit des hommes dès la fin de journée. Et c’est sans compter le harcèlement de rue qui engendre sentiment d’insécurité et restrictions d’usage de l’espace public. Une carte des lieux répulsifs établie à Bordeaux dans le cadre de l’étude « L’usage de la ville par les femmes » recense ainsi les lieux que les femmes s’interdisent volontairement de fréquenter et préfèrent contourner.

Il n’est évidemment pas question de remettre en cause la pertinence de cette peur féminine, bien réelle, mais plutôt de reconnaître qu’il y a erreur de diagnostic sur sa cause. À trop annoncer une menace pesant sur les femmes dès qu’elles s’aventurent hors du foyer, perçu comme plus protecteur, on les maintient dans la croyance qu’elles n’ont pas intérêt à demeurer dehors. Pourtant, cette sur-anticipation du risque contribue à susciter chez elles un sentiment d’illégitimité à occuper l’espace public.

Il suffit d’observer la manière dont une femme statique dans un parc a tendance à être perçue par l’imaginaire collectif – une mère de famille en journée, une prostituée la nuit – pour réaliser à quel point l’espace public est normé et n’est en fait pas si libérateur qu’il en a l’air.


Les femmes plus touchées par les inégalités territoriales

Bénéficier de dispositifs permettant aux jeunes des quartiers dits « sensibles » de partir en vacances ? Plutôt un truc de mec: moins de 40 % des bénéficiaires du programme « Ville-vie-vacances » sont des filles. C’est le constat dressé par l’étude du Haut Conseil à l’égalité (HCE), parue en avril dernier, qui croise pour la première fois inégalités territoriales et inégalités femmes-hommes. Qu’il s’agisse d’une zone urbaine sensible ou d’un milieu rural, le territoire de résidence influence beaucoup plus fortement les trajectoires de vie des femmes que celles des hommes.

En ZUS (Zone Urbaine Sensible), 47% des femmes sont inactives. Une augmentation de 5 points depuis 2008, alors que ce taux reste stable pour les hommes résidant dans les quartiers prioritaires. Un tiers d’entre elles se sent en insécurité, contre moins d’une femme sur 5 ailleurs.

Difficultés d’accès aux transports, déficit de services publics : les femmes, qui en sont les premières usagères, sont ainsi isolées et précarisées.

Cette étude a permis d’aboutir à un rapport émettant des préconisations concrètes qui sera prochainement remis à la ministre des Droits des femmes, de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, Najat Vallaud-Belkacem.


Faire tomber les « murs invisibles »

L’espace public contribue donc, en tant que lieu de sociabilité, à reproduire les schémas stéréotypés qui régissent encore la place que doit être celle des femmes et des hommes. Les collectivités ont leur part de responsabilité à travers les investissements qu’elles réalisent à l’occasion de projets d’aménagement, notamment en matière d’équipements récréatifs. Motivés par l’idée que la violence est majoritairement le fait de la population masculine et qu’il faut donc l’« occuper » pour l’en détourner, les décideurs politiques privilégient la construction de structures sportives. Si leur accès se veut égalitaire, les faits prouvent qu’elles sont quasi-exclusivement utilisées par les jeunes hommes, comme c’est le cas des skateparks ou des terrains de football. Des études menées sur l’agglomération bordelaise établissent la réalité chiffrée de cette domination des loisirs masculins: un budget 3 fois plus important que celui consacré à des activités à prédominance féminine telles que la gym ou la danse. L’effet produit est par ailleurs contestable car la concentration masculine s’accompagne d’une hypervalorisation de la force virile. Persuadées qu’un équipement est destiné à tou-te-s et n’affiche pas de pancarte « réservé aux garçons, filles danger !», les collectivités n’ont pas conscience de mal agir.

C’est pourquoi le géographe Yves Raibaud, spécialiste du genre, préconise la création d’un observatoire des inégalités de genre qui permettrait d’évaluer les politiques d’aménagement, notamment les actions de programmation urbaine (disposition des rues sans angles morts par exemple), mais aussi la mise en place d’un processus de « gender budgeting » attentif à l’égale offre de loisirs entre femmes et hommes.

Repenser les modes de gestion territoriale
Si du côté des décideurs politiques, la prédominance des hommes n’est plus une surprise, on retrouve l’habituel déséquilibre entre part des femmes et représentation dans les instances de décision du côté des professionnels de l’aménagement. Ainsi, sur les 52 agences d’urbanisme que compte le territoire, seules 14 femmes exercent la fonction de directrice (27%), et c’est encore pire au niveau de la présidence puisqu’elles ne sont que 2 (4% !), alors même que la profession d’urbaniste est aujourd’hui féminisée à hauteur de 65%. La remise en cause de ce fonctionnement descendant des décisions ne doit pas concerner que les seuls professionnels du secteur. A l’heure de la démocratie participative, c’est encore une chance si les femmes parviennent à se faire entendre lors des réunions publiques sans se voir reléguées aux demandes spécifiques – par opposition à l’intérêt général – dans les comptes-rendus. Et quand les intervenants, masculins, prévoient des dispositifs tels que des trottoirs suffisamment larges pour qu’une poussette puisse les emprun- ter, il s’agit plus d’une concession de leur part afin de faire taire les mécontentements que d’une réelle approche visant à partager les décisions. Le chemin qui reste à parcou- rir est donc encore long. Même en Suède, pays connu pour son haut niveau d’égalité femmes-hommes, les urbanistes ont encore du mal à associer leur discipline, estimée neutre car technique, aux revendications féministes, considérées comme des exigences additionnelles.

Aujourd’hui, chacun s’accorde à dire que des espaces mixtes contribuent à une ambiance pacifiée et à un plus grand sentiment de sécurité, tant des femmes que des hommes. Reste à convaincre l’ensemble des responsables urbains que la diminution de la peur dans l’espace public passe par un réinvestissement des femmes, et non l’inverse !

Solène


Le pipi en ville : une problématique genrée

En ville, les épanchements d’urine sont à 98% l’œuvre des hommes. S’ils peuvent facilement cacher leurs parties intimes, cette incivilité genrée est aussi socialement construite. C’est au XIXe siècle, quand l’hygiène devient objet de politiques publiques, que des urinoirs sont installés en nombre dans les grandes villes. Pensés exclusivement pour les hommes fauteurs de troubles, ils deviennent de fait un vrai service public, qui favorise leur liberté de déplacement. Les femmes, ignorées, devront conditionner leur usage de la ville à la contenance de leur vessie – jusqu’à l’apparition des sanisettes (en 1980 à Paris). Le facteur genré est encore souvent négligé dans l’aménagement des toilettes publiques : en donnant la même surface aux lieux destinés aux hommes et aux femmes, on défavorise invariablement celles-ci, qui ne comptent plus les heures perdues à faire la queue. Il est indispensable d’adapter ces lieux à leurs usages réels, à l’image de la législation de certaines villes américaines : deux cabinets femmes pour un cabinet hommes, ou à défaut la mixité.

Amanda

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