BEAUVOIR, DELPHY, SCOTT, trois moments pour le Genre

Quarante ans séparent Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir et De l’utilité du genre de Joan W. Scott. Entre ces deux textes majeurs du féminisme, la deuxième vague des années 1970 se sera approprié la notion de patriarcat, issue de l’anthropologie, avec le courant radical et Christine Delphy. A chaque fois, il s’agit de comprendre comment se fabrique et se perpétue la hiérarchie entre hommes et femmes et de se donner les outils pour la dissoudre.

Simone de Beauvoir, une pionnière

On connaît tou.te.s cette fameuse phrase de Simone de Beauvoir, «on ne naît pas femme : on le devient », adaptée de l’enseignement d’Erasme de Rotterdam qui écrivait quatre siècles plus tôt « on ne naît pas homme, on le devient ». Tirée du chapitre « Formation » du second tome du Deuxième sexe, publié en 1949, cette phrase résume une oeuvre qui a une place particulière dans toute bibliothèque féministe. La philosophe Françoise Collin explique que « l’originalité et l’intérêt du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir est d’articuler tous les aspects du problème des rapports entre les sexes et de montrer que ses modalités sociologiques, économiques, psychologiques relèvent d’une structure unique. Celle-ci est tributaire non d’une réalité ontologique dite « naturelle », mais d’un rapport de domination qui, même s’il ne semble épargner aucune société et aucune époque de l’histoire, est posé comme culturellement construit et donc dépassable. » (1)

Le « devenir femme » de 1949 pour repeupler le pays juste après la seconde guerre mondiale, la complémentarité des sexes des conservateurs ou l’hypersexualisation des femmes au XXIe siècle ne sont donc pas inscrits dans nos gènes, ne sont pas l’affaire d’une essence féminine : « aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femme humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin », continue Simone de Beauvoir. C’est avec une érudition extraordinaire en philosophie, en littérature, en anthropologie, en études des mythes et des religions, en histoire…, que la philosophe existentialiste démontre ces deux éléments politiquement très forts : l’unité de la domination des femmes et sa dimension socialement construite.

Christine Delphy et les rapports sociaux de sexe

Inscrit dans des traditions marxistes, le féminisme va en adapter les mots-clés. Si une femme devient femme en étant formée, modelée par une société faite par et pour les hommes, c’est qu’il y a deux « classes de sexe » qui se répondent, femmes et hommes, à l’image du prolétariat et des capitalistes. Ces classes sont hiérarchisées selon des « rapports sociaux de sexe », on retrouve les « classes sociales » et les « rapports sociaux de classes » de la gauche révolutionnaire. Christine Delphy, sociologue et militante féministe de la première heure, écrit par exemple que « le concept de classe part de la notion de construction sociale et en précise les implications. Les groupes ne sont plus sui generis, constitués avant leur mise en rapport. C’est au contraire leur rapport qui les constitue en tant que tels. Il s’agit donc de découvrir les pratiques sociales, les rapports sociaux qui, en constituant la division sexuelle, créent les groupes dits « de sexe ». » (2)

Se pose alors une question importante : quelle est l’articulation entre la domination masculine et le capitalisme ? Sont-ils indépendants ? Peut-on déduire l’un de l’autre ? Si le « féminisme lutte des classes » insiste sur l’importance du capitalisme, Christine Delphy répondra grâce à ses études sur le travail domestique (non rémunéré) en 1970 que le patriarcat est « l’ennemi principal ». C’est l’acte fondateur du féminisme radical en France. Le patriarcat ne se réduit pas au capitalisme, et il faut alors un mouvement féministe autonome des organisations anticapitalistes pour « trouver les raisons structurelles qui font que l’abolition des rapports deproduction capitaliste en soi ne suf t pas à libérer les femmes » (3). L’opposition entre travail productif des hommes et travail reproductif des femmes amène Catharine McKinnon, juriste et féministe radicale américaine, à dire que le travail est au marxisme ce que la sexualité est au féminisme, il ne faut donc pas opposer féminisme radical et lutte des classes. De la hiérarchie entre hommes et femmes, Françoise Héritier a mis en lumière son origine dans l’appropriation par les hommes de la reproduction sexuelle, et sa structure, y compris en-dehors des sociétés capitalistes, avec le concept de « valence différentielle des sexes ».

Joan W. Scott et le genre

Le « nous, les femmes » est cependant plus complexe et plus divers que ce qu’en montrent le « devenir femme » de Simone de Beauvoir ou les « rapports sociaux de sexe » des matérialistes. On peut rappeler pour exemples la phrase de Monique Wittig selon laquelle « les lesbiennes ne sont pas des femmes » ou le slogan du Combahee River Collective : «Toutes les femmes sont blanches, tous les noirs sont des hommes, mais certaines d’entre nous sont courageuses ».

Il était alors nécessaire dans les années 1980 d’affiner les outils de l’analyse, avec cependant le risque de diluer le féminisme dans une forme de relativisme. En France, l’histoire des femmes devient l’histoire du genre dans les années 2000, discipline dont l’article fondateur est à bien des égards « Le genre : une catégorie utile d’analyse historique », publié en 1986 par l’historienne américaine Joan W. Scott. Reprochant aux marxistes de tout réduire au capitalisme et aux radicales de tout réduire au patriarcat, elle établit une “solution des deux systèmes” qui pourra s’enrichir d’études particulières.

« L’histoire de la pensée féministe est une histoire de la récusation de la construction hiérarchique du rapport homme/femme dans des contextes spécifiques, et une tentative visant à en inverser ou en déplacer les opérations. […] Le genre est un élément constitutif des relations sociales fondé sur les différences perçues entre les sexes, et le genre est unefaçon première de signi er les rapports de pouvoir. » (5)
Le concept insiste plus sur les rapports entre masculin et féminin que sur les femmes elles-mêmes, ouvrant ainsi les études sur les masculinités (au pluriel), mais atténuant la compréhension du rôle des corps dans la domination masculine. De même, le genre facilite les études des sexualités, des expériences individuelles mais demande en contrepartie de ne pas tomber dans la négation des oppressions collectives.

En somme, la richesse du concept, les possibilités intellectuelles et académiques qu’il ouvre, sont aussi un dé d’exigence pour les militant.es que nous sommes. C’est sans doute le prix d’un véritable universalisme dans les luttes d’émancipation les plus concrètes.

JMC

(1) Françoise Collin, Différences des sexes (théorie de la), in Helena Pirata et al., Dictionnaire critique du féminisme, PUF, 2000.
(2) Christine Delphy, L’ennemi principal, Syllepse, 2013, p.28.
(3) Christine Delphy, L’ennemi principal, Syllepse, 2013, p.32.
(4) Lucie Sabau et Céline Piques, Ils savent ce qu’ils font : décryptons la stratégie des agresseurs, Journal 48 d’Osez le féminisme !
(5) Joan W. Scott, Le genre : une catégorie utile d’analyse historique, in De l’utilité du genre, Fayard, 2012, p.41.

(article paru dans le journal 49)


 

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