14 femmes tuées “sous les balles de la pensée misogyne” : des femmes québécoises reviennent sur l’attentat terroriste du 6 décembre 1989

Qu’est-ce que le féminicide de Polytechnique?

Le 6 décembre 1989 au matin, Marc Lépine entre dans l’École Polytechnique de Montréal, demande aux hommes de sortir des salles de cours, tue 14 femmes au cri de “J’haïs les féministes”, puis se suicide. Dans son manifeste qui ne sera révélé qu’un an plus tard, il explique ne pas vouloir que des étudiantes ingénieures prennent la place des hommes en exerçant un métier auquel ils devraient accéder de façon exclusive. Depuis, chaque 6 décembre, à Montréal, mais aussi à Paris, la mémoire de ces 14 femmes est commémorée.

Ma démarche

Ayant vécu cinq ans à Montréal et ayant étudié à l’Université de Montréal, cette date du 6 décembre 1989 ne m’est pas inconnue. Je me rappelle notamment très bien des commémorations des 25 ans du féminicide en 2014. Pourtant, jamais je n’ai cherché à ce moment là à comprendre davantage ce que pouvait représenter ce féminicide pour toutes les femmes québécoises ni l’impact qu’il pouvait avoir. C’est pourquoi, dans le cadre des commémorations de cette année, j’ai eu l’envie de réparer cette erreur et d’interroger des femmes québécoises sur ce que représentait pour elles le 6 décembre 1989. Au total, 24 femmes ont répondu à mes questions. 24 témoignages que je me suis efforcée au mieux de retranscrire dans les lignes ci-dessous.

Elles ont entre 25 et 63 ans, elles sont enseignantes, étudiantes, techniciennes, greffières, retraitées, comptables, certaines ont vécu cet attentat masculiniste de près, d’autres n’étaient pas nées et pourtant, toutes sont marquées par cette date du 6 décembre 1989.

“Consternation”, “douleur”, “soirée d’horreur”, “événement d’une violence extrême”, “drame épouvantable”, “acte terroriste” tels sont les mots qui viennent à l’esprit de ces femmes québécoises lorsque cette date leur est évoquée.   

Ce jour du 6 décembre, certaines étaient alors étudiantes et avaient fait le choix, tout comme ces 14 femmes assassinées, d’étudier dans des domaines alors largement occupés par des hommes. Certaines étaient sur le campus. Elles ont vu des proches perdre des amies, des soeurs. Il y a aussi ces femmes qui venaient de terminer leurs études et allaient bientôt accoucher de petites filles. Des filles qui iraient probablement à l’université plus tard. À l’incrédulité et au choc s’est alors ajoutée la crainte, la crainte du type d’avenir laissé à leurs filles : pourront-elles étudier à l’université en toute sécurité dans la filière de leur choix ?

Une crainte d’autant plus forte, qu’en cette fin 1989, après plusieurs années de luttes féministes, la plupart de ces femmes avaient l’impression que tout leur était ouvert ou, pour reprendre les mots de l’une d’entre elle, “je croyais que nous pouvions, nous les femmes, faire ce que l’on veut de notre vie en toute sécurité”.

Ce massacre a bouleversé toutes ces certitudes, les a balayées. Des filles de ces jeunes femmes d’alors racontent à quel point leurs mères sont encore aujourd’hui troublées par cette journée de terreur, comme si quelque chose avait été brisé ce 6 décembre. “Des années de féminisme flouées au pied, une impression que ce sentiment d’être en sécurité que nous cherchions si durement à gagner pouce par pouce venait de partir en fumée” témoigne l’une d’elle. 

Mais si cette tuerie a profondément ébranlé toutes ces femmes québécoises, c’est parce que ce n’est pas une simple tuerie qui a eu lieu justement. Toutes rappellent le choix délibéré du tueur de cibler directement des femmes. Toutes rappellent que ces 14 étudiantes ont été tuées parce qu’elles étaient des femmes. Et toutes soulignent l’importance de cesser les euphémismes, d’arrêter de masquer la réalité pour enfin mettre les bons mots et nommer les faits tels qu’ils sont.

Non, insistent-elles, il ne s’agissait pas d’un tireur fou ou de l’acte isolé d’un homme atteint de troubles mentaux comme les médias ont essayé de le présenter : “il faut cesser d’avoir peur de décrire les choses telles qu’elles sont : un meurtre dirigé envers les femmes parce qu’elles sont des femmes est un féminicide” résume l’une d’elle.

En effet, pour toutes, la qualification de féminicide non seulement ne fait aucun doute, mais doit être employée, revendiquée parce qu’elle permet de nommer le caractère anti féministe et misogyne de cet attentat masculiniste. Parler de féminicide, c’est repolitiser l’événement et permettre la reconnaissance de la violence masculine de l’acte. Comme l’affirme si bien l’une d’elle, “la définition de cette tuerie est une lutte féministe en soi”.

D’ailleurs, pour beaucoup d’entre elles, cette journée du 6 décembre n’a été sans impact sur leur engagement féministe. Si pour certaines, il n’a fait que s’ajouter à la longue liste des violences faites aux femmes par les hommes et renforcer un féminisme déjà bien ancré, pour d’autres ce féminicide a été plus marquant sur leur engagement : par sa brutalité et l’ébranlement qu’il a suscité face à des luttes féministes qui semblaient avoir été acquises, certaines ont ressenti un “sentiment d’urgence et une volonté inébranlable d’agir” ou encore ont vu leur féminisme se “décupler”.

Plus insidieusement, mais peut-être encore plus fortement, certaines nous racontent, que bien que non impliquées au sein d’une association, ce 6 décembre a eu un effet sur leur quotidien, a changé leur façon d’interagir avec celui-ci : ainsi, plusieurs évoquent l’envie qu’elles ont eu et ont encore de prendre désormais toute leur place au sein de la société québécoise, même au sein d’espaces dominés par des hommes.

Quel impact ce féminicide a-t-il eu sur la société québécoise justement ? Il est intéressant de voir que face à cette question, les réponses sont mitigées. Il y a celles qui évoquent des conséquences concrètes telle que la volonté des Québécois.e.s de maintenir un registre des armes à feu, soit une position hétérodoxe par rapport à leurs voisins. Pour d’autres, suite à ce 6 décembre, une attention plus forte a été portée par la société québécoise aux questions d’égalité  femmes-hommes, ainsi qu’à la place des femmes au travail, notamment dans des secteurs moins traditionnellement occupés par des femmes.

Mais il y a aussi toutes celles qui rappellent le travail important qu’il reste à effectuer. Que ce soit par rapport à l’attentat terroriste lui-même : ainsi, plusieurs femmes expliquent qu’ aujourd’hui encore, la nature et les motifs de l’attaque sont sujets à débats”. Certaines personnes persistent à nier l’aspect sexiste de ce massacre et certains masculinistes vont jusqu’à se revendiquer “de l’« œuvre » du tueur”. Ou que ce soit, par rapport aux luttes féministes en général. Les résistances éprouvées face à la qualification de féminicide ou bien la volonté manifestée de tenir les féministes en dehors de ces commémorations illustrent de fait tout le chemin qu’il reste à parcourir encore.

C’est pourquoi, continuer à commémorer le féminicide de Polytechnique est, pour toutes ces femmes, plus que jamais nécessaire. Nécessaire, pour ne pas oublier ces 14 femmes, se rappeler d’elles, en parler. Ne pas oublier qu’elles ont perdu la vie “sous les balles de la pensée misogyne” simplement parce qu’elles étaient “ambitieuses et brillantes” et des “femmes parmi une marée d’hommes”.

Mais nécessaire aussi pour dire “Non ! Plus jamais !”, pour qu’un féminicide de cette ampleur n’ait plus jamais lieu et que cesse les violences contre les femmes. Commémorer le 6 décembre, c’est rappeler que rien n’est acquis, que “le patriarcat et la violence qui en découle sont bien vivants” et continuent de sévir. C’est enfin lancer un appel à l’action et aux  luttes tant que les violences contre les femmes continueront d’exister, tant qu’une “égalité réelle” n’existera pas.

Bref, comme le souligne si bien une de ces femmes, commémorer le féminicide de Polytechnique, c’est à la fois “honorer la mémoire de ces femmes” et faire une “pause nécessaire”, s’arrêter un moment, pour “évaluer le chemin parcouru” et in fine “relever la tête collectivement pour voir ce qu’il nous reste à parcourir pour mettre un terme à la violence faite aux femmes”.

Or, ce moment, cette pause nécessaire, j’aimerais qu’on la prenne toutes ensemble, femmes québécoises, françaises et de tous horizons, ce jeudi 6 décembre 2018 pour commémorer le féminicide de Polytechnique. Pour reprendre cette phrase magnifique de l’une des femmes interrogées, “c’est en racontant l’histoire que nous faisons l’avenir”.

 

Post scriptum:

En entreprenant ce travail de récolte de témoignages de femmes québécoises sur le féminicide de Polytechnique, je ne m’étais pas imaginée que je recevrai des réponses aussi poignantes et fortes. Je n’avais pas réalisé à quel point cette date du 6 décembre 1989 n’était pas si éloignée de nous et avait touché la vie et l’engagement de si nombreuses femmes (celles qui étaient étudiantes à l’époque bien-sûr, mais aussi toutes celles qui avaient mis ou allaient mettre au monde des filles, soit les mères de mes amies). Au final, je réalise que ce travail m’a ébranlée moi aussi et que mon engagement féministe n’en ressort que plus fort.

Et un grand merci à Andréanne, Geneviève, Marie-Eve, Caroline, Dominique, Camille, Nathalie, Charlotte, Gabrielle, Chantal, Danielle, Jeanne, Valérie, Katie, Josée, Diane, Laurence, Lyne, Anne, Linda, Dominique, Jeannie-Laure, Judith et Céline pour avoir répondu si superbement à mes questions.

 

Blandine Parchemal.

 

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